Bosser pour Esvir était une libération. Enfin, je jouissais d’un travail qui ne me prenait pas la tête, qui ne me stressait pas. J’appréciais les contacts avec les clients et discuter de la vie avec Esvir. Cette fille était formidable. Un véritable rayon de soleil qui me traitait correctement. Je veux même me risquer à la considérer bien plus qu’une patronne, une amie. Si tous les patrons étaient comme elle, le monde se porterait tellement mieux ! Elle est à l’écoute, ouverte d’esprit … bref, c’est quelqu’un de bien ! Aujourd’hui, tout Austin s’était donné le mot pour envahir le café et fin de journée, c’était un carnage. Et même si j’avais rendez-vous avec ma patronne adorée pour discuter d’une soirée VIP pour le café, je devais ranger. Je n’allais pas laisser tout dans cet état, c’était répugnant. Néanmoins, tout ce travail m’évitait de penser à Matteo qui omnibulait mes pensées. Il avait fini par annuler notre rendez-vous et ça m’avait touché bien plus que je ne l’avais laissé croire. Je pensais à lui constamment. Qu’avais-je fait pour qu’il refuse notre rendez-vous en dernière minute ? Faire la vaisselle me calmait et m’éviter de devenir parano.

« J’arrive ! J’arrive ! » Hurlais-je à mon tour à l’attention de la blonde.

Faut que je termine cette vaisselle. C’est pire que Bagdad et les gens ont mangé comme des porcs. Et dire que je m’étais juré de ne plus rien attendre de personne… C’était avant de le rencontrer, de passer une soirée mémorable avec une coupe de cheveux horrible. Peut-être qu’il n’était tout simplement pas prêt ? Mais il me semble que c’est lui qui a insinué un rendez-vous ? Je ne sais plus. Mes souvenirs sont défectueux. J’en attends trop des personnes. Et à moins qu’il ne se manifeste auprès de moi, je ne lui proposerais pas de second rendez-vous, même si j’en crève d’envie et que mon cœur hurle de lui envoyer un message.

« Je suis épuisé ! » finis-je par dire en m’enfonçant dans un des poufs, laissant tomber mon corps comme un chiffon. Je me passe une main sur le visage pour me ressaisir et choppe une clope de mon paquet de cigarettes. « Tiens, prends ! » proposais-je en lui lançant mes clopes. Enfin, un peu de nicotine pour calmer mes cellules nerveuses.

Il fallait que j’astique quelque chose à défaut de m’occuper du manche de Matteo. C’était le même schéma qui se reproduisait sans fin alors que je faisais tout pour y remédier. Vraiment tout ? Je commence à ne plus être vraiment sûr à devenir déterminer par ne plus me faire avoir par une paire de jolis yeux bruns. J’attrape les assiettes sales et je frotte. Je frotte. Je frotte tout en me perdant dans mes pensées. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Pourquoi fallait-il toujours que je tombe sous le charme de quelqu’un qui ne me méritait pas ? Bon d’accord, c’est très prétentieux mais les faits sont là. Peut-être qu’il fallait justement que je ne me mette pas de barrières ni d’objectifs à atteindre ? Peut-être que le sens de ma vie était de trouver le grand amour et que mon inconscient me faisait passer un message depuis tout ce temps ? Paumé, j’étais paumé sur le plan émotionnel. Esvir me rappelle à l’ordre. Elle fait bien, j’allais vider tout le liquide vaisselle à cette allure-là. J’arrive finalement à me poser sur la terrasse à côté d’elle, vidé d’avoir trop réfléchi. « Tu dois être la seule patronne au monde à dire à son employé d’arrêter de bosser. » Je lui souris. Au moins, avec Esvir c’était simple. Une relation sans ambiguité, une oreille, une amie et une patronne. Tout ça à la fois mais elle avait le don de me garder les pieds sur terre sans trop tout connaître de ma vie. C’était la bouée qui m’évitait de me noyer sous mes introspections incessantes. Peut-être que c’était ça le soucis, je me remettais trop en question ? Peut-être que je cherchais toujours tout à contrôler et que je ne laissais pas place aux imprévus ? Bordel, je recommence à trop penser. Une clope. Il me faut une clope. Je lance le paquet à Esvir. Chaton. Trop mignonne cette fille. J’allume ma cigarette, la fumée apaise mon cerveau quelques instants. « Non pas vraiment, ça me tient éveillé d’être stimulé physiquement, ça m’évite de trop réfléchir. » Une taffe en plus et je laisse la fumée s’occuper de mon cancer futur. Je tire une troisième fois mais la fumée m’étouffe. Embaucher une troisième personne ?! « Pourquoi ?! » Lâchais-je un peu plus cassant que je ne l’aurais voulu. On était bien à nous deux, non ? « Enfin, c’est toi qui sait. » Ce café, c’était mon travail, j’étais moi seul le seul employé d’Esvir, pourquoi ça changerait ?

Elle est sur la terrasse à m’attendre. Je dois terminer ce que j’ai commencé. Je suis comme ça. Et puis, ça m’évite de penser à l’autre abruti qui m’a laissé en plan en annulant notre rendez-vous. Putain. Ca me soûle. Je l’appréciais ce Matteo. Il avait tout pour me plaire : sexy, gentil, drôle et terriblement charmant. Je l’aurais emmené sans hésitation dans mon lit pour plus si affinités. Mais non, le destin s’est encore foutu de ma gueule. Est-ce qu’un jour moi aussi, je pourrais trouver l’amour ? J’approche de la trentaine et les relations amoureuses, la vie à deux, avoir une famille… Toutes ses pensées commencent à se loger dans mon cerveau. Après un énième appel de la part d’Esvir, je laisse tomber ma serviette pour la rejoindre sur la terrasse. Nous discutons rapidement et non, je ne suis pas fatigué. Ce job me plaît même si je n’aurais jamais cru laisser tomber le domaine de la psychologie pour bosser dans un café littéraire. « Oui, ne te tracasse pas pour ça » Je lui souris à mon petit rayon de soleil. Esvir a été une main tendue, elle a pu m’offrir un nouveau départ. Elle m’a fait confiance alors qu’elle savait que je n’avais aucune compétence dans ce domaine. Elle m’a donné ce qu’il me manquait pour me relancer et oublier Silver. Je ne doutais pas qu’elle et son café allait m’aider à oublier Matteo. Et puis, sans que je m’y attende, elle me propose d’engager une troisième personne. Je rétorque sur le vif, un peu agressif peut-être, sans le vouloir. Je croise les bras comme un enfant à qui on refuserait sa sucette. Je voulais être le seul employé d’Esvir. C’est ridicule mais ça me pétais les couilles qu’elle laisse la place à une autre personne. « Je ne suis pas fatigué. » Je venais de lui dire en plus. Oui, d’accord, j’avais des cernes. Oui, d’accord, je ne rechignais jamais à travailler les week-ends. Oui, d’accord, parfois je ne prenais pas la peine de manger un bout, mais quand même ! « C’est sûr que deux heures par jour, ça va changer grand-chose… » Je ricane dans mon sarcasme. « Nan mais ça va plus nous fatiguer qu’autre chose de le former, ça va prendre des mois. » C’est surement un pauvre gamin qui est venu pleurnicher dans ses bras. « Sûr qu’il t’a fait les yeux doux et t’as craqué. » Comme je l’avais fait avec elle, d’accord, mais moi, je suis adulte ! J’ai des factures à payer. Pas ce petit merdeux. « Ah Ben non, tout va bien. » Je grogne. Ça me gave. « J’aime pas les gosses. » Mensonge, je les adore mais pas quand ils traînent dans mes pattes. Je suis sûr que ce gamin ne sait rien faire de ses dix doigts et qu’il est aussi chelou que Annie Cordy qui se prends pour la bonne du curé.

Alors, si je m’étais attendu à une pareille révélation, j’aurais préféré me tuer au travail que d’entendre ça. Je ne comprenais pas pourquoi elle voulait engager quelqu’un d’autre. A deux, nous nous en sortions très bien : cela n’avait pas de sens. Et à moins que ce gamin lui ait fait des yeux de chien battu pour l’engager, je ne voyais aucune raison de l’engager. « Oui mais tu avoueras que ces valises contribuent à mon charme ! » Ouais, je plais aux clientes. Et alors ? Comment un gamin pourrait faire battre leurs cils ? Il doit être ne pleine crise : le genre d’ado un peu teubé avec des boutons rouges prêts à exploser. CHARMANT. Ça va nous aider ? J’ai un sérieux doute là-dessus. Elle va le former et je n’aurais rien à faire avec lui, très bien. Marché conclu. « Ok. » Simple, froid. Oui, ça me gave cette histoire. Elle frappe du plat de sa main sur la table et je lève les yeux vers elle, clope au bec « Je ne pique pas une crise, je m’exprime d’une manière qui ne te sied guère, c’est différent. » Et paf. Voilà. Je lève les yeux au ciel quand elle me demande ce qui ne va pas avec Mattéo. « Si au moins il y avait quelque chose. » Je me renfrogne. Il ne va pas venir s’immiscer dans notre conversation déjà tendue celui-là ! J’ai pas du tout envie de parler de lui et encore moins présentement. J’ai un ado à dégager du café. « J’aime les gosses quand ils sont loin de moi, je les éloigne avec des sucettes. » Une stratégie comme une autre au fond. Je fini par capituler, je n’aurais qu’à le dégoûter du travail quand il viendra jouer dans mes pattes. « De toute façon, tu sais ce que tu fais. » Je souffle de la fumée loin de nous « Il commence quand ? »

Je sens très bien que mon comportement m’agace mais pourquoi me demander mon avis si c’est pour ne pas l’entendre. Je crois qu’il vaut mieux changer de sujet où bien lui donner raison. Quoi qu’il arrive, elle reste le patron. « Je suis beau tout le temps ça veut dire ? » et je cligne des yeux en souriant bêtement comme un gamin. Je fume en sa compagnie. J’attarde mon regard sur la terrasse, je lui expose mon avis. J’ai presque envie de rire lorsque je regarde son comportement. « Je vois bien que je t’énerve… t’es mignonne quand tu t’énerves » Je pouffe en levant la tête vers le ciel. Elle ne me fera pas changer d’avis, elle non plus : on verra bien quand le moustique arrivera. Et il verra ce que ça fait d’être piqué. Je suis rapidement refroidi lorsqu’elle me demande des nouvelles de Matteo, ce beau brun, cette obsession qui avait duré quelques semaines. « Bah il a annulé notre Rendez-vous et le deuxième il a dû partir pour une urgence, puis rien. » J’avais eu beau avoir analysé la situation dans tous les angles rien n’avait expliqué son comportement. « Bon c’est pas grave, je passe à autre chose. » On revient sur les enfants et mon envie de pécho les mamans : « Si j’avais eu envie de pécho des mamans, je t’assure que je l’aurais fait depuis longtemps. Je ne voudrais pas souiller ton comptoir… » Je lui lance un clin d’œil et un sourire malicieux. Je finis par lui demander quand il compte commencer. Je fais craquer mes doigts et je lance « et ben, je me réjouis de voir ce que ça va donner ! » un regard vers elle et je lève les mains « okay, ça va j’arrête d’être si sarcastique ! » La soirée VIP ? « Quelle soirée VIP ? Je ne me souviens pas… » Je devais surement être en train de rêvasser toutes les fois où elle m’en a parlé.

La discussion était tendue et évidemment, fidèle à moi-même quand j’ai envie de faire chier, j’en rajoute une couche. Seulement, Esvir, je l’apprécie plus qu’il n’en faut pour battre en retraite quand il faut, je ne veux en aucun cas me la mettre à dos. Elle est bien trop importante à mes yeux pour risquer de la perdre. J’aime la titiller juste comme il faut. Je ricane entre mes dents « Tu crois même pas à ce que tu dis. » Je suis toujours beau, c’est un fait. Je n’ai pas été élu roi du bal au lycée pour rien. « Surtout quand tu t’énerves… » je regarde en l’air avec un sourire satisfait sur mon visage. Je sais que je suis son bras droit, elle tente de me rassurer mais rien à faire, je crains quand même pour mon emploi.

Elle me lance sur le sujet de Matteo et je m’assombris légèrement. Elle ne devait pas s’attendre à ce que ça ait tourné au vinaigre entre nous, moi non plus d’ailleurs. J’hausse les épaules, que dois-je ajouter ? Rien. Elle a tout résumé : ce n’est pas très gentil. Je souris lorsqu’elle me dit qu’Austin est rempli de joli petits culs « ouais, c’est sûr ! Tracasse pas, je ne suis pas déséspéré ! » En fait si, mais ça, je me retiens bien de lui dire. « Et toi ? Ça en est où ? J’espère que t’es pas avec ce crétin qui est venu l’autre jour au café, l’espèce de racaille des banlieues. J’ai bien cru qu’il allait m’en coller une quand il m’a vu d’ailleurs. » Je termine ma clope, je l’envoie se promener dans le cimetière de ses petites sœurs. Du moins, ce qu’il en reste. On parle de la soirée VIP, je ne vois pas du tout de quoi elle parle et puis… « AH OUI ! » Tout à coup, ça me revient « Oui, je me souviens maintenant. Bah tu as une idée précise ? Moi j’vois bien un évènement privé t’sais, genre que sur invitation tu vois. En mode costard cravate, qu'on puisse mater à l'aise. »

J’avais beau être la plupart du temps adorable, je pouvais me comporter en vrai con quand je le voulais. Surtout avec des personnes comme Esvir que j’appréciais et qui semblaient se prendre à mon jeu malgré elles. J’suis un con quand je veux mais je suis plutôt honnête et même si je prends un malin plaisir à la faire tourner en bourrique, ce petit nouveau je le sens pas. Je laisse la hiérarchie faire son travail, je fini par me taire, on verra bien ce qu’il adviendra de cette situation. Elle est mignonne quand elle s’énèrve mais je dois bien reconnaître lorsqu’une bataille est perdue d’avance. Elle est aussi têtue que moi et je sens qu’il vaut mieux pour moi que je me taise. Oui, je suis d’une grande sagesse.

La discussion s’écarte sur Mattéo. J’ai pas du tout envie d’en parler et encore moins qu’elle s’apitoie sur mon sort. Je dois passer à autre chose même si mon égo en a pris un sacré coup. Je suis pas désespéré, j’vais pas me mettre en congé maladie pour dépression parce qu’un petit con n’a pas su voir le potentiel en moi. « Tracasse pas, il m’en faut plus pour me terrasser. » Et puis, lui et moi, on n’avait pas encore partagé grand-chose. C’était qu’une alléchante et délicieuse mise en bouche. Un flirt de passage faut croire. Du coup, j’embraye sur l’autre gars qui est passé l’autre jour. Un mec des banlieues et des cités. Tout droit sorti d’un clip de rap ce gars. Et il m’a laissé une sale impression amère dans la bouche. Un sourire satisfait passe sur mon visage « J’espère bien qu’il m’a pris pour un concurrent. Je doute que ça soit un mec stable et sur qui on peut compter. » Il avait l’air étrange, un gamin encore et son immaturité vestimentaire faisait peine à voir. Elle méritait mieux Esvir et étant donné que je passais le plus clair de mon temps avec elle, je m’octroyais ce pouvoir de juger ces prétendants. « Il mérite qu’un 3/10 si tu veux mon avis. » Soit. Elle est assez grande pour comprendre que ce type ne lui attirera que des emmerdes. On passe sur un sujet plus sérieux, on parle boulot et cette fameuse soirée VIP. « Andrew ? Ah ouais. Ce gars-là…. » Un mal élevé qui me lance des regards noirs. "lui, il mérite un 2." Elle les collectionne les pauvres types j’ai l’impression. « Celles avec qui tu as un lien. » Je la corrige. Moi, à côté d’elle je suis sage. Je ne me suis tapé aucun client ou cliente bien que j’aurais bien voulu découvrir le briseur de ménage en moi lorsque certaines femmes mariées papillonnaient des yeux en me voyant. « Genre bal masqué vénitien ? C’est démodé ma grande ! La mode est au naturel et au bon chic bon genre. On pourrait faire une soirée sur le thème casino. J’serais le James Bond de ces dames » J’dévoile mes dents blanches, affamé. Ca fait trop longtemps que je ne me suis mis personne sous la dent mais j’crois que je deviens vieux. Je n’ai plus envie de butiner à gauche et à droite. Je m’assagis avec le temps. Je veux construire des relations vraies et authentiques. « Aucune idée, c’est toi qui sait ! »

Ce type, j’en suis convaincu, c’est pas un mec pour elle. Esvir, il lui faut un mec prêt à la suivre dans toutes ses idées, un mec qui vit la vie à cent à l’heure, un mec positif et optimiste et pas une racaille de banlieue qui la fait craquer avec ces faux airs de bad boy. Je comprends à ce qu’elle me réponds que je pourrais rien y changer. Elle en est bleue de ce type, je le vois dans ses yeux. Regard que je connais que trop bien où tous ses matins, amoureux, j’me préparais dans le miroir. J’essaie de détendre l’atmosphère en les taclant sur leur physique, en leur donnant une note sur dix. C’était pas la meilleure idée du monde. Elle s’envenime, devient méchante. Une flèche qu’elle tire, plongée dans du poison m’atteint plus que ce qu’elle aurait dû. Elle me coupe mon sifflet, les compare à Matteo. Je serre les dents et j’ai assez de maturité pour ne rien ajouter. Ses mots m’ont blessée, elle a pas compris mon ironie et ça me conforte dans mon idée : ce type-là, j’ai pas envie de le connaître. Il est en train de la changer, de la rendre dépendante de lui. Elle va se perdre, tourne déjà le dos à ses amis. On change de sujet mais je n’oublie pas ce qu’elle m’a dit. Putain. Je tente de lui proposer une idée, elle est naze. Je sens la colère monter. J’ai même pas envie d’y participer à sa soirée VIP. « t’as qu’à demander à tes mecs de trouver une meilleure idée alors. » Je suis rancunier, je le sais. Et j’ai plus envie de rester là avec elle. Ces moments après le service où elle était encore elle-même me manquent, ou elle était rêveuse et insouciante, où elle se moquait de ce que les gens pouvaient penser des autres et d’elle-même. Elle est en train de se perdre et je refuse d’être sa boussole. Qu’elle se débrouille avec sa merde. « J’dois rentrer. » J’écrase ma clope à peine entamée et e rentre dans le café. Je vais chercher mon sac et ma veste. J’ai besoin de mettre de la distance. Faut que j’arrête de vouloir sauver tout le monde. En partant je lâche un « Bonne soirée » poli. Demain serait une autre journée, j’espère.