Je dors paisiblement depuis la première fois depuis des mois, si ce n’est des années. Je n’ai pas le temps d’entendre le moteur rugir ou de me rendre compte de quoi que ce soit, que je suis happée par un sommeil sans rêve. Les petits mouvements saccadés de la voiture ne me gênent pas et n’ont aucun effet sur moi, pas plus que les gyrophares des sirènes de voitures ou le ronronnement du moteur qui s’arrête.

On croirait presque que je suis morte, si mon abdomen et mon buste ne remontait et redescendait pas au gré et rythme de ma respiration bien plus lente et profonde. Je ne sens même pas qu’on me retire la ceinture, et c’est probablement mieux ainsi. L’effet de surprise pourrait me faire avoir des réflexes bizarres. D’ailleurs, c’est presque machinalement que ma main s’agrippe au bras du jeune homme, comme si j’étais chez moi et que c’était Allen qui était présent dans la voiture, et sur lequel je tire légèrement pour le ramener autour de mon cou.

Je n’entends pas Sonny, pas même au loin du plus profond de mes rêves, m’appeler par mon prénom, et je reste endormie, comme un gros sac qui détonne dans cette voiture trop chic pour la femme que je suis en réalité.

Je baille et m’étire peu discrètement quand je me réveille quatre heures plus tard. Je suis un peu désorientée, quand je roule sur le côté pour m’asseoir sur le lit. C’est bien un peu plus bas que mon sommier habituel. Je ne panique pas pour autant car depuis quelques semaines, il n’était pas rare que je couche à l’hôtel et que je rentre le lendemain matin à la maison, après une biture.  

J’ai du mal à émerger. Mon corps me réclame encore son quota de sommeil. J’ai les yeux légèrement gonflés, j’évite de me les frotter et surtout l’esprit encore embrumé. Je me lève et marche au radar pour sortir de la chambre. J’ai soif, très soif.

Je me cogne  la tête contre la porte en calculant mal ma sortie de pièce et me la maintiens d’une main quelques secondes en gémissant faiblement de douleur. Au moins, ça a le don de me remettre les idées en place, et alors je me souviens qu’à l’heure qu’il est je ne devrais plus être de ce monde. Cette idée est douloureuse, et j’éprouve instantanément un pincement au cœur de ne pas avoir réalisé mon acte, puis en songeant à Allen et sa réaction…

Le son de la télé me parvient, et c’est quand je vois quelqu’un allongé dans un canapé, je réalise alors que j’avais aussi entraîné cette personne dans ma dérive, bien malgré-moi. Visiblement, cela aurait aussi des conséquences sur lui. Je ne peux même pas effectuer un autre geste du genre, pas chez lui, en tout cas. Je ne peux pas faire ça à cette personne qui m’a laissé dormir dans sa voiture et apparemment emmené chez lui pour que je finisse ma sieste…

Je soupire faiblement, approche plus près de la télévision et du canapé, attrape la télécommande avant de me raviser. Si j’éteins, je risque de le réveiller à cause du manque de bruit. C’est parfois aussi surprenant pour le cerveau que plein de bruit d’un coup dans le silence, et tout aussi perturbant. Au lieu de quoi, j’avise un plaid, et le remonte délicatement sur lui, en espérant que ça non plus, ça ne le réveillerait pas.

Je le fixe quelques secondes. Oui, on aurait dit Tonny, mais un peu plus jeune, et en un peu différent. Mais je sais que ce n’est pas lui et je ne sais pas quoi penser. C’était un signe, il me semblait que j’en avais réclamé un. Alors quoi ? Je devais attendre bien sagement ?

Je me mets en quête d’un verre dans la cuisine, et me sers de l’eau, sans allumer de lumières, sans faire de tapage et me rince le gosier. J’ai encore très sommeil, et il est probablement préférable que je me recouche. J’espérais avoir les idées plus claires.

Je m’installe dans le lit et aussitôt les questionnements m’assaillent, impossible de retrouver le sommeil. Je prends alors ma veste et mes chaussures,  au bout de deux heures et me décide à quitter les lieux. Une fois sortie, je me retourne et regarde la porte :

-Ce serait mal le remercier… Est-ce que j’ai envie de le remercier ?

L’esprit toujours aussi confus, je me mets à marcher un peu et soupire. Je marche un long moment et tombe sur une boulangerie. J’ai ma carte bleue dans une poche intérieure de ma veste, ça pourrait servir. Je vais pour commander quelques viennoiseries pour les manger sur la route du retour, mais je me sens coupable et achète plus que ma part de viennoiseries, du pain et rentre dans un café un peu miteux par la suite :

-J’espère qu’ils font mieux le café que le ménage ici…

Mais l’expérience de la vie m’a appris que parfois, ce n’était pas forcément dans ce genre d’endroits que la qualité était la plus mauvaise. On me regarde en coin. Avec mes cheveux décoiffés qui frisottent et mon type de  fringues, je dois détonner dans le coin. Je ne me démène pas pour autant et réclame des cafés à emporter et paye quelques trucs en plus comme journal et tickets à gratter. Je m’en foutais royalement de gagner de l’argent, ou de lire les nouvelles du jour, mais je me disais que ça ferait ça de plus dans la cassette du gérant, et qui sait avec un peu de chance, un peu d’argent pour le… Comment il s’appelle déjà ? Sody, Non, Sonny...

Une fois mes acquisitions en main, je range bien sagement ma carte à sa place et retourne chez mon hôte involontaire. Je pousse la porte sans avoir pris la peine de frapper, au cas où il dormirait encore et rentre comme je peux avec tous mes paquets et dispose le « petit déjeuner » et tout ce qui va avec hors des sacs, préparant une tablée pour le réveil de mon « Ange » salvateur.

Je me permets donc de chercher un peu dans les placards. Je sais que c’est un peu sans gêne, mais je tiens à me montrer reconnaissante, d’une certaine façon, même si quelque part, je ne suis pas sûre que je voulais être secourue au moment même où les choses se sont produites.

A la lueur d’une nouvelle journée, et d’une nuit de sommeil plus reposante que celles qui ont précédé celle-ci depuis quelques années, je sais que je ressens toujours ce mal-être de vivre et cette envie de passage à l’acte, malgré ce que j’avais interprété comme le signe que Tonny aurait voulu que je vive une nouvelle vie sans lui et que je m’y épanouisse.

J’aurais dû partir sans demander mon reste, mais j’ai eu assez de temps pour réfléchir posément sur le chemin retour. Si j’avais fait cela, l’homme se serait probablement inquiété un temps à mon sujet, au moins les jours qui auraient suivis. Mais je suis déjà un poids pour mon mari et moi-même, je ne voulais pas l’être pour cet étranger. Si je lui montre que tout va bien, il n’aura pas à se torturer l’esprit pour ma personne.

-Salut…

Je suis en train d’attraper une tasse dans un placard, alors que le café que j’ai préparé est en train de se faire. Je manque de la lâcher, en sursautant sous le ton de l’homme.

…

Après tout, au saut du lit, il se retrouve avec une inconnue dans sa propre cuisine, normal qu’il ait une telle réaction, je ne peux pas le lui reprocher, mais les questions me laissent cependant interdite. Je ne sais tout bonnement pas quoi répliquer.

Puis il a l’air de percuter alors je suis soulagée. Je ferme quelques secondes les yeux et verse ensuite le breuvage amer dans la fameuse tasse, pour me laisser quelques secondes de sursis :

- Du café ?

Je me retourne et le pose sur la table, contre toute attente.

-Oui c’est Mélissa…

Je veux répondre que tout vas bien, je dois le faire, au moins pour qu’il ait la conscience tranquille, mais je n’arrive pas à être franche et persuasive cette-fois. Je me laisse tomber sur une chaise et enfouis le visage entre mes mains. Je ne pleure pas, je me frotte juste le visage, m’humidifie les lèvres :

-Je sais pas… Peut-être....

En fait, même pour moi, c'est un vrai sac de nœud, je n'ai pas les idées claires:

-Je sais juste que ça m'a fait du bien de dormir. C'est la première fois que c'est si facile depuis la mort de Tonny. Merci.

Je n'en ajoute pas plus, c'est sorti sans que j'ai besoin de forcer. Je ne suis pas du genre à me confier, généralement je conserve ce masque impénétrable devant les gens, qui ne se fissure que devant Allen quand je suis alcoolisée. Là je suis sobre, et c'est probablement parce que Sonny m'a vu sous mon jour le plus vulnérable qu'il commence à se  fragiliser et se fissurer.

Je  prends le temps de me verser une tasse de café, la contemplant entre mes mains, comme perdue un peu dans  mes pensées. Pourtant j’écoute ce qu’il me dit et  acquiesce avant de plisser les yeux et de l’interroger du regard.

-Pourquoi ?

J’avoue qu’il peut-être difficile de comprendre pourquoi je pose moi-même cette question… Je me recule jusqu’à ce que mes fesses percute le meuble derrière  moi et m’en sers comme appui, dans une attitude de repli, la tasse tout près de mon corps. Je me doute que cela nécessite des explications mais j’ai un peu de mal à dire ce que je ressens. Je ne lui reproche rien à vrai dire mais c’est ce qui tourne en boucle dans ma tête, là maintenant :

-Pourquoi m’avoir sauvée ? D'abord, je le mérite pas. Après tout je peux très bien recommencer après-demain ? Pourquoi vous ? Pourquoi prendre cette peine alors que d’autres s’en seraient complètement  foutu ?

Et pourquoi Tonny était-il parti ? Et pourquoi ais-je hésité ? Et pourquoi c’était Sonny qui m’avait sauvé, pourquoi Tonny m’avait envoyé ce signe ? Pourquoi je suis revenue chez Sonny pour le remercier ?  Pourquoi tout était embrouillé dans ma tête ? Pourquoi avais-je envie de le remercier pour ce qu’il avait fait alors que j’aurais voulu qu’il me laisse sauter ? Pourquoi je me sens mal vis-à-vis de lui, de l’avoir entraîné là-dedans ? Pourquoi  je faisais ça à Allen ? Pourquoi je n’avais qu’une envie, c’était de partir moi aussi, pourquoi j’avais envie que la douleur cesse mais qu’en même temps elle me ronge toute entière, pourquoi la mort même ne voulait pas me prendre en son sein, pourquoi je voulais juste dormir et ne jamais me réveiller, pourquoi est-ce que je vis constamment dans le noir, même quand le soleil semble luire, pourquoi je n’arrive pas à voir ce qui est sous mon nez, toutes les chances que j’ai, et pourquoi je n’arrive pas à ressasser autre chose que ce que j’ai perdu et que je suis incapable de voir les petits moments de joie ? Pourquoi je me sens mal en moi, dans mon corps, dans ma tête ? Pourquoi je ne gère plus rien quand j’essaie de tout contrôler? Pourquoi je suis incapable de me donner la mort physiquement alors qu’à l’intérieur tout est déjà mort et s’en est allé dans le néant ?

Je pose ma tasse de café, je me dit que j’ai jeté un froid, alors que j’essaye de me contrôler un minimum, mais ça aussi il faut croire que c’est au dessus de mes forces.  Et je me pose sur une chaise, en face du jeune homme, en me mettant à pleurer à chaudes larmes, craquant malgré moi. Mes boucles brunes retombent sur mon visage alors même que je ne cherche pas à me cacher, pour une fois, tête baissée par la honte et comme si mes épaules s’affaissaient sous un trop lourd fardeau que je ne pouvais plus porter.

Malgré moi, j’ai embarqué une autre personne dans ma galère. Je n’attendais pas réellement de réponse de la part du jeune homme, en fait, je n’étais même pas sûre de vouloir entendre quoi que ce soit. S’il n’était pas intervenu, tout serait terminé, je n’aurais plus eu à me sentir coupable vis-à-vis de quiconque. Mais lui dire tout ça, ça rimerait à quoi ? Mis à part lui faire regretter d’avoir eu un acte de bonté pour une autre personne et risquer qu’il ne vienne plus au secours d’une personne qui en aurait besoin, à l’avenir. Sa réponse me laisse penser que cela ne pourrait être le cas, mais sait-on jamais.

Je continue à pleurer à torrent, malgré cela, j’entends bien ce qu’il me demande, et je ne sais pas quoi lui répondre. J’ai presque des remords à ne pas être allée prendre ma douche avant. Je pourrais toujours m’en servir comme une excuse ? Oui, et pour qu’il ait la frousse tout le long de ta douche, de ce que je pourrais y faire ? Même si l’envie m’est passée par la tête , je ne me verrais pas faire une telle chose au sein même du foyer de quelqu’un, mais lui, n’est pas dans ma tête

-Non… Je ne veux pas voir mon mari…

C’est sorti tout bas, entre deux reniflements et sanglots, à peine un murmure. Puis d’une voix chevrotante mais sur un ton plus fort, je semble hésiter à réclamer ce service pourtant si anodin :

-Non… Pas à la maison… Si… Enfin non, pas si pour la maison, mais si pour faire quelque chose… Je voudrais un mouchoir… S’il te plaît…

Je passe une main sur mes yeux, même si je pleure encore, parce que ce sont des larmes qui doivent sortir, je le sens, mais qui me fatiguent aussi. Je voudrais essayer de les contrôler, et je m’agace de ne pas y arriver.

-Je… Je peux rester ici aujourd’hui, et… Et, cette nuit ?

Oui, j’en demande beaucoup à cet homme, qui ne me connaît ni d’Eve, ni d’Adam, qui n’est pas ma baby-sitter, et je suis sensée être adulte, mais aujourd’hui, c’est comme si j’étais repartie en arrière, comme si je venais de laisser partir Tonny pour sa dernière demeure, une décennie auparavant :

-Comment on guérit…. Comme on guérit de la perte de la personne qu’on aime le plus au monde ?

Je me mouche en essayant de ne pas faire un bruit de trompette, et arrive même à me montrer discrète. J'attends pour mes yeux, de peur d'user toute la boîte. Autant attendre un peu et ne pas faire de gâchis. Il accepte ma demande de rester un peu et je lui en suis reconnaissante si je ne suis pas encore réellement en mesure de le lui montrer. En tout cas, je ferais tout pour ne pas être encore plus un boulet que maintenant.

Je ne cherche pas à croiser son regard mais pourtant j'écoute ce qu'il dit avec beaucoup d'attention, entre deux sanglots que je tente de réprimer. Ce qu'il me dit, c'est déjà ce que je fais depuis des années et ça n'a pas l'air de beaucoup fonctionner. Enfin, au moins j'ai survécu, et je le dois à Allen, et à Sonny également, au final, et probablement à Tonny. Il n'aurait pas aimé me voir comme ça.

-Tu as l'air plus réfléchis que la plupart des hommes de ton âge, tu sais... Certaines de mes connaissances se sont contentées d'un "t'as qu'à aller voir un psy".

Je fais un petit oui de la tête concernant la proposition de me raccompagner à ma voiture quand j'irais mieux, et je sanglote encore quelques instants avant de réussir à me calmer, au moins plus d'une minute, c'est déjà un bon début:

-Merci, tu es très gentil. Tu... Tu as déjà aimé une personne? Je vis avec une personne dont je ne partage pas les sentiments... C'est sordide, non?

Je ne le regarde toujours pas. J'ai honte d'avouer ça, et j'ai pas envie de voir les réactions sur son visage. Mais je parle, plus que je ne l'aurais jamais fait à un être humain sans avoir avalé quelques verres, peut-être parce que je n'ai pas senti de pitié mal placée dans la façon dont Sonny a de s'adresser à moi. En parlant d'alcool, difficile de se dire en voyant mes mains trembler, que je suis d'ailleurs en manque, puisqu'ils peuvent être associés à mes spasmes de chagrin.

Je prends sur moi, en me disant que je devais avoir une petite flasque quelque part dans la poche de ma veste et que je ne devrais plus y penser. C'est le seul "remède" qui m'aide à tenir, certaines journées.