Les soins des patients passaient bien souvent avant ma propre santé, et il m'arrivait bien trop souvent de m'oublier moi-même comme me l'avaient déjà fait remarquer maman et Neil. Je faisais des efforts même si parfois, comme aujourd’hui, j'avais poussé le bouchon un peu trop loin. J'étais en service des soins intensifs aujourd'hui, pour remplacer une collègue qui m'avait promis de m'arranger pour nos vacances avec Neil. Je n'allais pas faire la fine bouche.

Le rythme de la journée étant plus calme, je m'autorisais une petite pause et allais voir les autres infirmières en réanimation pour demander si elles n'avaient pas besoin de quelque chose. Elles me remercièrent poliment quand je leur ramenais leurs boissons et on se mit à discuter un peu. Elles avaient, à mon instar, le teint blafard et les traits tirés. La fatigue ne les avait pas épargnées non plus. Pourtant, ce sont elles qui me mirent à la porte avec menace de me faire rentrer chez moi par le chef de service si je n'allais pas me reposer.

-Vous n'oseriez pas, quand même...
-Oh que si...
-Mais je vais très bien...
-Oui, à d'autres...

Je me fis escorter jusqu'à la salle de repos et c'est sur le chemin que je croisais ma sauveuse. Quand les deux jeunes femme qui m'accompagnaient entendirent une femme m'interpeller j'en profitais pour leur faire faux bond et de dégager mes bras des leurs. C'est qu'elles avaient de la poigne Hilda et Olga, un vrai cliché sur pattes de l'armoire à glace nordique, à elles deux. Autant dire que je n'aurais pas pu me défaire de leur emprise.

Je sautais sur l'occasion en filant droit et à bonne vitesse vers la jeune femme, lançais aux filles en attrapant le bras de Meredith et l'attirant un peu plus loin vers les ascenseurs :

-Vous inquiétez pas, c'est ma cousine, elle s'occupe de moi à présent...

Une fois que les deux femmes eurent abandonné l'idée de me faire rejoindre la salle de repos par la force, pensant probablement que la jeune femme venait me rechercher pour me déposer à la maison, je relâchais le bras de la nouvelle recrue :

-Pardon, j'ai pas eu trop le choix...

Je lui souris sans m'étaler sur l'incident et m'adosse au mur entre les deux ascenseurs :

-Bonjour mademoiselle Greenberg. Je suis contente de vous voir. Alors, j'ai cru comprendre que vous aviez obtenu le poste... Je suis ravie pour vous... Depuis quand êtes vous là ? Prête à reprendre du service ?

Je ne doutais pas qu'elle n'attendait que ça, à sa place j'aurais même été agacée par l'attente. Mais on pouvait être motivée pour une chose et anxieuse à ce propos en même temps. Je voulais jauger l'état d'esprit de la jeune femme pour essayer de la rassurer si c'était nécessaire.

Bon, bon, le mensonge était peu crédible mais il a au moins eu le mérite de me débarrasser de mes deux gardes du corps. C'est en réajustant ma tenue, que j'expliquais à Meredith, en levant les yeux au ciel, comme si c'était incongru:

-Oh... Elles voulaient à tout prix que je parte en salle de repos... Mais j'en n'ai absolument pas besoin...

Ce que les traits de mon visage démentaient, mais je me sentais sincèrement bien, et pas du tout le besoin de me reposer. Je sautille presque sur place, en me réjouissant pour la demoiselle, et lui coule un regard en coin:

-J'ai compris... Tu veux que je te fasse faire le tour du propriétaire... Tu veux juste visiter le service, j'imagine? Ou bien... Mais quelqu'un n'était pas sensée te recevoir à ton arrivée? On t'a rien dit?, il fallait que je me renseigne sur l'étendu de ce qu'on lui avait dit ou pas, pour savoir ce dont elle avait réellement besoin comme type d'information, afin de ne pas la faire crouler sous une tonne de renseignements qui la mélangerait plus qu'autre chose.

Je me frappais lentement le front... Dis donc, on va passer pour des gens pas très sérieux si les nouveaux employés ne sont pas accueillis par la direction... En même temps... Mis à part quand ça ne va pas ou les jours d'entretien d'embauche, c'est rare qu'on le voit pointer le bout de leur nez... Mais quand même... Enfin, je me souviens qu'une fois arrivée ici, j'avais aussi été catapultée au petit bonheur la chance, et la prise de poste... Je l'avais faite seule.

-Je pense qu'on va déjà passer par le secrétariat... A moins que tu aies déjà la clés de ton casier des vestiaires?

Ce qui nous simplifierai la tâche, mais ce n'est pas forcément trop gênant de passer par le secrétariat:

-Tu vas bien? Pas trop nerveuse pour ce premier jour? Tu dois avoir des tas de questions, nan?

Bon, bon, si je voulais qu'elle puisse me répondre, je ferais mieux de me taire un peu. En attendant, on ne pourra rien me reprocher, je fais ma pause comme je l'entends. D'habitude, je l'occupais à appeler Neil ou à lui envoyer des sms, car je savais qu'il n'était pas forcément disponible quand je l'étais moi-même, mais là, ce n'était pas l'heure idéale du tout.

Je glousse un peu, je sais que je ne suis pas très raisonnable mais c'est plus fort que moi. Me demander de rester inactive au travail, c'est comme me demander la lune et les étoiles en prime. Sans dire que je vis pour mon travail, mon job me passionne, et quand on aime ce qu'on fait, les petits désagréments sont plus "supportables".

Je récapitule alors sur mes doigts. Elle a déjà les clés, son vestiaire et sa tenue, en toute logique.

-Euh, attends.. Donc en toute logique tu as déjà signé ton contrat et dû remplir tes formulaires pour ton arrivée... Enfin t'as dû faire tout ce qui est administratif sinon tu n'aurais pas tes clés. Tu sais déjà où se situe la lingerie et les vestiaires et les douches puisque tu as ton casier. Tu as déjà visité les places principales. Il ne manque plus que les salles de repos, la cafét et les différents services et leurs infirmeries. Je sais pas si en une demi-heure on aurait tout fait...

Je me cale bras contre le mur près de l’ascenseur que ma collègue venait d'appeler et prends mon mal en patience en attendant que la machine revienne à notre niveau:

-Mais le plus important... Les toilettes...

Je rigole et me décale pour laisser passer une troupe de petits vieux, quand les portes s'ouvrent puis m'engouffre avec Meredith entre les deux portes d'aciers. Je colle machinalement le front contre la paroi pour me rafraîchir le front en repensant aux paroles qu'elle avait prononcées juste avant qu'on ne soit interrompus:

-Il serait peut-être grand temps que je me fixe sur un service. Je vole d'un service à l'autre là où les besoins se font sentir. C'est ce que je préfère car on voit de tout. J'ai envie de te dire que je me sens bien un peu partout où je vais mais plus j'avance dans le métier et plus le service néonatal me fait de l’œil. Ou la pédiatrie, mais je sais aussi que c'est très bouché.

Et que ce n'était pas forcément les plus compétentes mais surtout les plus chanceuses qui étaient prises parce qu'elles connaissaient un tel ou une telle dans l'hôpital. Ou qu'elles fricotaient avec un tel ou une telle. Ce à quoi je ne saurais me résoudre. De toute façon, je m'en moquais. Je pense que mon envie de me fixer concordait probablement avec ma vie personnelle qui se stabilisait. Voir ma relation avec Neil évoluer me faisait aspirer à autre chose.

-J'aime bien me consacrer aux patients... Mes chouchous ce sont les petits vieux acariâtres, quand tu perces leur coquille ce sont les  plus attachants. Et j'aime me dire que je les accompagne jusqu'au bout, et j'ai l'espoir de leur avoir apporté un peu de paix intérieur avant qu'ils partent ou quand ils partent. Mais on va pas se mentir, c'est dur... Et puis la toilette et les change... C 'est triste. Mais certaines maladies, c'est encore plus triste...

Je me mordilles la lèvre après avoir parlé avec tant de force et passion pour mon métier:

-Désolée... J'en ai peut-être trop dit, alors qu'on ne se connait pas plus que ça. Toi, à terme, y'a un service qui te brancherait plus qu'un autre? Si vraiment tu pouvais choisir?

Je hausse les épaules, elle n'a pas tort sur le font, mais ça se saurait s'il était facile de se dégoter une place, il me semble qu'elle en avait fait un peu les frais:

-Je suis bien dans celui-là, c'est un des meilleurs hôpitaux à Austin.. Et puis, la place a été chèrement gagnée, je ne compte pas la lâcher de suite...

A moins de prendre un job qui me permettrait d'allier ma vocation avec un peu plus de temps libres pour les deux hommes de ma vie. Je rigole un peu quand elle parle de chirurgie digestive et les effluves auxquelles elle fait allusion. Je fais à mon tour un peu d'humour quand on sort de l’ascenseur:

-Oh, c'est rien... Juste le service nécrologique, avec la morgue et tout...

Bien-sûr que ce n'était pas le cas, généralement cela se situe un peu plus bas, en sous-sol:

-Non, c'est le service ambulatoire pour certaines chirurgies ici, mais y'a aussi la cafétéria d'un côté et les blocs opératoires de l'autre. Y'a aussi une infirmerie, je vais te présenter à certaines collègues, mais va falloir faire fiça...

C'est vrai que ça bouge et que ça n'arrête pas dans les couloirs. Je l'amène d'abord aux infirmières, puis présente la jeune femme rapidement. Apparemment, ça leur bouche les fesses de nous parler, et ça m'agace quand elles font ça, c'est toujours pareil quand y'a une nouvelle. Puis j'entraîne Meredith à la cafét:

-Evite d'y aller à midi pile, c'est toujours blindé. Vers 14h30, c'est un peu moins bondé, mais y'a moins de choix. L'idéal ça reste 11 heures, mais bon, ça peut faire un peu tôt. C'est fermé entre 15 heures et 19 heures, pour rouvrir pour les services du soir. Cela referme vers 22 heures, et rouvre le lendemain matin, entre six et sept heures et demi, pour le petit déj. Personnellement, je préfère manger mes propres plats en salle de repos... On peut s'asseoir? Je sens que ça tourne un peu...

Je ne me fais pas prier, et m’installe à l’endroit que m’indique Meredith. Jusque là je n’ai m’étais pas rendue compte à quel point je n’étais pas bien, même si la sensation de fièvre que j’avais ressenti dans la cage d’ascenseur aurait dû m’alerter.

Une fois installée, je pose une main sur mon front et réfléchis quelques secondes pendant qu’elle va chercher de l’eau. Je lui souris faiblement et la remercie quand elle revient avec son gobelet. Je le bois lentement et soupire un peu :

-J’ai mangé un truc vite fait ce matin… Mais pour ce qui est de la grippe, je n’espère pas, et je ne pense pas.  Je me sens pas courbaturée, je tousse pas, j’ai pas mal à la gorge. J’ai plutôt la nausée…

Je prends un peu d’eau avec les bouts de mes doigts et les passe sur mon visage :

-Par contre j’ai de la fièvre mais ça allait très bien depuis ce matin… Je dois juste être un peu fatiguée…

Je ne m’étais pas rendue compte à quel point c’était le cas avant de me poser et tente de rassurer mon interlocutrice du mieux que je peux :

-Et non, pas de risque que je sois enceinte…

Même si Neil était revenu dans ma vie, nous n’étions pas encore à ce stade de notre relation, et n’avions pas encore passé de nuit ensemble, du moins, pas comme cela. Je termine lentement le verre jusqu’à temps que les tournoiements se calment et prend un peu sur moi :

-Il reste encore quelques pièces à visiter…  Et entre nous…, je lui glisse discrètement à l’oreille ces quelques mots pour ne pas être entendue par quelqu'un d'autre, pour répondre à ce que tu disais tout à l’heure sur les petits plats maisons et le manque de motivation à cuisiner dans les premiers jours de reprise, crois-moi… Si tu viens manger ici certains jours tu vas regretter de ne pas avoir apporté ton propre déjeuner. Mais si tu veux on peut se tenir au courant par biper ces jours là… Comme je fais toujours trop à manger, ça me fera un plaisir de partager avec toi, et on pourra discuter comme ça…

Naïve comme j’étais, je pensais sincèrement que j’allais continuer à aller bosser les jours suivants. La seule chose qui me clouerait à la maison, c’est un truc contagieux qui risque de toucher les usagers, même si ça serait très difficile pour moi de ne pas aller travailler. J’ai beau savoir que l’hôpital tournerait sans moi, ne pas pouvoir faire un coucou à certains usagers me manquerait et je sais que ça serait une perte de repères pour certains que de ne pas m’apercevoir au moins une fois dans la semaine.

-Tu bosses jusqu’à quelle heure ?

J’essaie de faire comme ci je me sentais mieux. Après tout les tournis sont passés, pas la fièvre et les nausées qui semblent se faire de plus en plus rapprochées.

Je sais que ma collègue a raison vis-à-vis de le fièvre mais je ne suis pas encore prête à laisser tomber ma journée de travail malgré mon malaise et le fait que je ne me sente pas très bien. Je n’ai certes pas envie de mettre en danger la vie d’autrui, mais je suis parfois un poil têtu, trop probablement pour reconnaître que j’ai assez de symptômes avant coureur de maladie. C’est pour ça que malgré tout je raccompagnerais la demoiselle au bon étage. De toute façon, il faudrait que je me déplace pour rejoindre les bureaux administratifs si jamais cela me prenait d’entendre raison.

-Tu vas voir, ça reviendra vite, et après tu pourras plus t’en passer de ces appareils là.

Dans notre métier la technologie nous permettait d’être plus réactives, alors on n’y échappait pas, même si d’ordinaire je suis un peu réfractaire à tout ça.

-Oh ça va te faire une belle journée… Je finis dans quelques heures, je crois que je tiendrais le coup. Il le faut de toute façon, j’ai pris les heures d’une collègue pour qu’elle me remplace au pied lever pour mes congés et m’assurer qu’on me demande pas de revenir pendant mes vacances parce qu’il manquera quelqu’un à la barre.

Je termine mon verre d’eau et prends appui sur la table pour me relever, et offre un sourire rassurant à Meredith, même si je n’ai pas repris plus de bonnes couleurs :

-Dis-moi… Tu travaillais où avant, déjà ?

Je fais un geste de la main pour l’inciter à passer devant moi pour quitter la pièce et je regagne l’ascenseur en sa compagnie.

-Parfois je me dis que ça serait bénéfique de faire moins d’heures pour m’occuper de ma famille, mais j’ai pas envie de quitter la profession. J’ai rêvé d’être infirmière toute ma vie, et je me suis battue pour ça… J’ai pas envie de lâcher de sitôt mais les heures de vol s’accumulent et j’aimerais profiter de Théo, tant qu’il est encore enfant…

Meredith est une personne vraiment mignonne et sa proposition me touche, surtout qu’on ne se connaît pas plus que cela en fin de compte. Je souris de bon cœur :

-Le hic c’est que tu seras probablement demandée ailleurs, mais c’est très gentil de proposer. Je retiens, on ne sait jamais. Je ne peux pas te promettre de te rendre la pareille, mais si je le peux, je le ferais également.  

Les réalités du terrain sont telles qu’il est bien difficile de déterminer si on pourra être dispo pour les autres à l’avance. Et généralement, c’est toujours pareil, s’il manque plein de monde à un endroit de l’hôpital, c’est qu’il y a pénurie ailleurs et que les brèches sont colmatées comme on peut, en prenant Pierre pour habiller Paul sur le terrain.

Quand elle me parle de son ancien travail, c’est dans ces moments là que je me dis qu’on idéalise un peu trop souvent la profession des autres. On s’imagine que l’herbe est toujours plus verte ailleurs et parfois on prend le risque de tout perdre pour se lancer dans l’inconnu, cet autre ailleurs.  Personnellement, j’ai un enfant à charge, je ne peux pas me permettre de tout envoyer promener ainsi, même pour les beaux-yeux de l’homme que j’aime. Et puis si on avait été séparé autant de temps c’était pour réalise nos propres rêves, il serait dommage que je plaque tout maintenant, non ?

-Il faudrait que je me renseigne… Mais faire moins d’heures, c’est aussi moins de paye…

Donc moins d’argent pour toujours autant de factures, de loyers et de repas à assumer. Je ne dis pas la suite à voix haute pour autant, je suis assez pudique sur ces choses là, même si je sens que Meredith ne serait pas du genre à me juger là-dessus. Enfin, je la pense aussi assez réfléchie pour deviner elle-même ce qu’il en retourne.

Je m’engouffre dans l’ascenseur sans demander mon reste quand ses portes s’ouvrent devant nous et je me colle au fond, derrière les autres personnes restées à l’intérieur. Je soupire en attendant qu’il remonte n’aimant pas quand il y a trop de monde dedans, surtout quand je suis à deux doigts de jouer le remake de l’exorciste, je le sens. Alors c’est rapidement, pour ne pas risquer de salir qui que ce soit, que je propose à Meredith :

-Te dis qu’on se rejoigne à un salon de thé quand j’irais mieux, histoire de faire plus amples connaissance ?

Ainsi elle pourrait me donner ses impressions sur ses premiers jours ici, et je serais probablement de meilleure compagnie qu’aujourd’hui.

Je souris en repensant à notre dernière rencontre, j’étais loin de m’imaginer qu’on en arriverait là et c’était une bonne chose. C’est vrai que j’avais déjà son numéro :

-Oh lala, c’est vrai en plus, j’avais complètement oublié. En fait, je me sers tellement rarement du téléphone que ma mère m’a passé, sauf en cas de grande nécessité ou pour appeler ma famille, que ce n’est pas un automatisme pour moi de penser directement à ce moyen de communication.

Je la fixe un moment et si je n’étais pas si mal en point j’aurais éclaté de rire :

-Tu sais, ils sont obligés de m’attraper des fois pour me mettre dehors… Encore heureux que j’ai à m’occuper de mon fils sinon ma vie personnelle me passerait presque sous le nez…

Et je doute, vu l’état dans lequel je suis, que la chef de service me laisse faire des heures supplémentaires cette fois-ci. Je risque d’ailleurs de me faire enguirlander si elle me trouve dans cet état. Une fois n’est pas coutume, je pose une main sur le bras de Meredith et reconnais :

-Je suis vraiment mal en point… Je finis mon service et je file… Tu as raison… Et je vais demander à ce qu’on vienne me chercher, ça sera plus sûr…

Enfin nous arrivons à bon port, et j’ai juste le temps de faire un signe de la main à Meredith avant de prendre la poudre d’escampette et de courir vers les commodités les plus proches, une main plaquée contre ma bouche, en esquivant tant bien que mal les personnes se trouvant sur mon passage.

J’appellerais Neil ou maman après.