17h30 La piscine est encore bondée. Je sais que je vais devoir attendre 18h30/19h heures avant de pouvoir commencer à faire quelques longueurs et que le contingent de personnes commencent à sortir de l’eau. Je me délassais dans l’eau, assise tranquillement sur une des marches de l’entrée du bassin, dans une volonté farouche de ne pas trop me mêler aux gens. A cette heure-ci, je ne gênais plus grand monde. Je commence à me détendre, et observe les gens partir. J’imprime dans mon cortex le moindre mouvement, la moindre expression de visage, comme si je vivais leur vie par procuration. J’aime à détailler les gens, les critiquer silencieusement dans ma tête, juge comme tout un chacun. On a tous une langue de vipère qui sommeille en nous. Certaines sont juste plus promptes à se révéler que d’autres, et je préfère allègrement celles-là, plus franches dans l’expression de leurs jugements que celles qui restent bien tapies au chaud, sous couvert d’une fausse gentillesse ou ouverture d’esprit. Je juge, comme tout le monde, je ne suis pas mieux qu’une autre. J’ai un regard aussi cynique sur les gens, que celui que j’ai par rapport à la vie. C’est peut-être à cause de la dépression dans laquelle je suis enlisée depuis de temps immémoriaux, me semblent-il. Elle est confortable, douloureuse, pénible et c’est tout ce dont j’ai besoin. Continuer de me flageller, de me dégoûter. Je l’entretiens parce qu’elle me tient chaud, ma seule amie et parce que c’est juste plus facile pour moi que de regarder les choses en face et de lutter. Elle met ma colère en veilleuse et ma peine est ce qui me raccroche encore à la vie. Je suis lâche, je n’ai pas envie de combattre. Alors je survis, avec ces petits instants sympathiques de la vie qui s’estomperont aussi vite que le plaisir de manger une glace, quand je retournerais dans mon apathie.

Nager fait partie pour moi de ces plaisirs éphémères. Ne plus avoir à penser, juste laisser notre corps nous guider, notre respiration nous porter. Je lève un œil vers la grosse horloge, et alors je souris, un vif instant. C’est l’heure. Bientôt les équipes de natation professionnelles viendraient s’entraîner, et je me ferais sortir.

J’entre dans le grand bassin en plongeant, une fois qu’il ne reste plus qu’une petite poignée de gens résistants, comme moi. Je ne fais même pas attention à qui est là, je suis dans mon propre monde, aveugle et sourde aux autres. Je bas des pieds, et reste sous l’eau, mais une couleur, un maillot, attire mon attention, malgré le faible angle de vue qu’il me reste à cause des lunettes de bain, alors que je fonce droit devant moi dans le but d’aller rejoindre l’autre bout du bassin. Pas question de m’arrêter pour autant, et je tente d’esquiver le popotin dont j’ignore l’origine. Sauf que je négocie mal mon virage, et que j’allais probablement plus vite que je ne l’aurais pensé. La conséquence de tout ça, c’est que mon nez se plante dans la fesse, qui est plus musclée qu’il l’aurait fallu. Un peu plus et je l’avais dans la fente, j’ai eu chaud. J’ai mal, et c’est cette douleur physique qui me fait m’arrêter, enfin dans mon élan. Je remonte pour reprendre mon souffle et voir à qui j'ai affaire, un peu confuse.

Je suis encore en train de me masser le nez et de réaliser ce qui venait de se produire que j'entends une voix m'engueuler. Une femme! Avec un peu de chance, je n'aurais pas de commentaires désobligeants sur ma façon de draguer. Non, au lieux de quoi, j'en prends pour mon grade, à juste titre. C'est légitime, mais je n'aime pas m'en prendre plein la figure, c'est le cas de le dire, de la sorte. Je suis prête à monter au créneau, mais le soufflet redescend quand la personne s'enquit de ma douleur.

L'herbe coupée sous le pied, j'arrête de me masser le visage pour observer la personne qui s'adressait à moi, renvoyant sans doute l'image d'une godiche, les lèvres entrouvertes alors qu'aucun son n'en sortait, en la fixant avec la réactivité d'un bulot.

Je retire mes lunettes et passe mes mains sur mes yeux rougis par le chlore:

-ça devrait aller, et vous?

Je renvoie la demande avec autant de courtoisie non sans pour autant être sincère. J'imagine ne pas être la seule à souffrir. En temps normal, j'aurais gueulé pour la façon dont elle s'est adressée à moi, mais j'ai eu assez de temps pour recouvrer mon sang froid et pour prendre du recul, assumer ma faute.

-Désolée, j'ai été emportée dans mon élan, je n'ai vu votre maillot que trop tard dans mon couloir de nage. Ceci dit, vous n'avez pas senti un changement dans l'eau?

Non parce qu'une personne qui arrive vers vous en nageant à vive allure, ça produit quand même quelques remous, et généralement, on se pousse par réflexe.

-En tout cas, vous avez un fessier de fer.

Est-ce un compliment? Non, je ne cherche pas à la brosser dans le sens du poil. Je ne fais qu'énoncer une vérité remarquable.