Quelques mois auparavant...

Bip bip! Aïe! Saleté de... Je me redresse, je me suis cognée le pied contre le lit en me levant pour aller éteindre mon réveil. Je le secoue. Bip Bip! Ah mince! C'est pas le réveil, d'ailleurs, son absence d'éclairage m'indique qu'il est foutu. Bip bip!

J'attrape mon téléphone portable, j'ai trois sms qui me demandent exactement la même chose:

"T'es où?! ça fait trente minutes que le cours est commencé!"

Hein? C'est la panique totale! Je prends une douche rapide, et j'enfile mes vêtements rapidement. En courant un peu, avec un peu de chance, je réussirais à chopper les dernières paroles du prof et à récupérer les notes de mes collègues.

Je rentre dans le grand Amphi, quelques personnes en sortent. J'imagine que ce sont les premiers, mais non, quand j'entre, je constate que c'était les retardataires. J'avise un type et comme c'est le dernier dans l'amphi, je ne prends pas garde au fait qu'il n'a pas le matériel d'un prof avec lui. Et on nous avait parlé d'un remplaçant, donc, normal que ce ne soit pas celui que j'ai l'habitude de voir.

Je me suis pas trop mal fagotée, pour une personne partie de chez elle en quatrième vitesse, mais j'ai les cheveux ébouriffés, en bataille.

-Monsieur! Je...

J'essaie de parler toute essoufflée, le teint flamand rose:

-Pardon, vous donnez le même cours à une autre heure? C'est possible que je le rattrape?!

Mon visage se décompose d’un coup lorsqu’il me répond non.  Et je crois bien que c’est sans appel. En même temps, rien ne l’y oblige. De toute façon, je dois faire face à mes propres responsabilités, c’est de ma faute si j’en suis arrivée là. Pourtant je me sens un peu paniquée et surtout contrariée d’avoir loupé ce cours même si je trouverais probablement des étudiants pour me dépanner. En réalité, c’est la première fois que ça m’arrive et j’ai envie de chialer comme une gamine, car mes études me tiennent à cœur.

Je fais un petit hochement de tête pour confirmer sa question, incapable de prononcer le moindre mot pendant quelques secondes, même si je me dis que c’est quand même plutôt évident. Qu’il me tutoie ne me choque pas. Il a l’air jeune et donc peut-être que comme nous sommes seuls il s’offre une petite liberté. J’avale ma salive et essaie de reprendre mon courage à deux mains :

-J’ai eu un problème de réveil et, je sais que ce n’est pas une excuse, mais c’est la première fois que ça m’arrive. Si vous consentiez à au moins me donner le nom du chapitre ou le plan de cours, je pourrais rattraper plus vite mon retard !

Je suis clairement dans tous mes états et je l’implore du regard comme si ça pouvait changer grand-chose à la discussion. Puis je vois les feuilles étalées :

-Si vous voulez je vous aide même à ranger votre bureau, monsieur !

Je ne dois plus ressembler à rien quand il me parle d'arrêter de le vouvoyer. Je n'ai pas encore compris même si j'aurais dû, et je rougis un peu. Encore plus quand il me dédie ce genre de sourire. Est-ce des façons de faire pour un professeur? Même remplaçant?

-Euh... D'accord.

Ce n'est que quand il parle de donnant donnant que je commence à me dire que quelque chose cloche vraiment dans cette histoire. Ce n'est pas ce que j'appelle vraiment de la déontologie tout ça. Je me dis qu'il dit ça pour plaisanter et je lui fais un petit demi-sourire, tout de même gênée. Je suis probablement crispée comme si j'avais un balais dans les fesses, mais il faut avouer qu'il y a de quoi se poser des questions.

-Pardon?

Quand il me propose d'aller déjeuner ensemble, je n'ai qu'une envie, lui mettre une gifle, mais déjà, je risque d'avoir des ennuis à porter la main sur un professeur, et ce n'est pas ce que je recherche, et surtout, mon ambition me pousse à accepter. Je veux valider mon semestre, et je me dis que louper un cours me ferait courir à la catastrophe. La mort dans l'âme, je donne ma réponse, un brin ennuyée:

-D'accord, tant que ça en reste au déjeuner, je veux bien...

Mais qu'est-ce que je fais là? Je suis devenue folle ou quoi?! Aller manger avec un professeur? Oh, manger ensemble n'engage à rien que je sache. Je laisse le monsieur ramasser ses affaires et je l'accompagne jusqu'aux couloirs de la cafétéria. Très bien, ça sera informel, y'a pas de raisons qu'il demande plus, non?

J'essaie de faire fi de mon angoisse et prends un plateau puis y place un dessert dedans, ce fameux pudding informe qu'on voit dans les séries U.S. Comme je mange rarement ici, j'ai au moins envie de découvrir ce pan de la culture américaine. Je prends une pomme, demande un sandwich à la dame, et un peu d'eau, puis passe à la caisse. Durant la micro-queue jusqu'à la caisse, je fais un peu la conversation à mon accompagnateur:

-V... Je veux dire, tu en es venu comment à l'enseignement? C'est un truc qui te branche depuis tout petit, ou bien?

Je fais tout mon possible pour ne pas faire tomber mon plateau. Je restais sur place quelques instants maintenant que la situation commençait à se décanter. Je rougis comme pas deux, sans pouvoir rien contrôler à ce niveau-là:

-Je dois trop passer pour une idiote!

Je ferme les yeux et compte jusqu'à dix dans ma tête, prends le temps de souffler pour me reprendre:

-J'ai cru que t'étais le prof ouais, du moins remplaçant... Quand je t'ai vu avec toutes tes feuilles, j'ai pensé que...

Je me mets à rire un peu, même si j'avoue que je suis encore un peu sous le choc:

-Et bien j'avoue que ça joue pour beaucoup, oui. Je me disais que c'était pas très éthique tout ça et j'avais pas envie de me faire embarquer dans ce genre d'histoire...

J'avoue avec franchise, de but en blanc:

-Sinon j'essaie d'esquiver les mecs autant que je peux. En tant que mec t'es pas un monstre à mes yeux, rassure-toi, et je suis pas du genre à penser que je me fais draguer dés qu'un mec m'aborde, mais j'essaie d'éviter les confusions, de peur qu'ils se fassent toute sorte d'idée. Parce que tu sais jamais sur qui tu tombes, au fond, non?

La question que l'étudiant me pose me prend de court mais heureusement il enchaîne le temps que j'essaie de remettre mes idées en ordre. Ce qui était peine perdue car à l'annonce qu'il me draguait bel et bien, je ne sais juste plus où me mettre et quoi en penser. Je crois bien que j'ai même rougis une nouvelle fois comme une pucelle effarouchée sans que je puisse rien y faire, encore une fois.

Son compromis m'arrache pourtant un autre sourire sincère. Il est prêt à faire un effort. Je ne sais pas quoi en penser mais je me dis qu'il aurait pu me mentir en se rendant compte du quiproquo et s'en servir contre moi. Ce qu'il n'a pas fait. Je crois qu'on peut voir dans mon regard que ça carbure à plein régime dans ma petite tête et que je suis en train de peser le pour et le contre quand son dernier argument m'achève.

-Tu marques un point...

Je m'avance vers une table histoire de poser mon plateau et de me laisser réfléchir sans me laisser influencer par ce sourire angélique. Je me retourne une fois que ma décision est prise et le fixe droit dans les yeux sans ciller, sûre de moi:

-Que ce soit bien clair, c'est parce que t'as été honnête et surtout que je ne suis pas du genre à reprendre ma parole, puisqu'il était convenu qu'on mange ensemble. Ne vas pas croire que tu me plais. Et oui, si tu t'en tiens au rôle de l'ami sympa, pourquoi pas... J'ai pas encore tellement d'amis ici, en plus... Et pis t'as l'air gentil, déjà...

Je me radoucis enfin maintenant que j'avais mis cartes sur table, me sentant moins gênée maintenant.

-On s'installe près de la fenêtre?

Je réponds à la question d'Ezekiel par un sourire machinal et un peu crispé. Je n'aurais pas dû, je sais que ça pourrait l'inciter à penser des choses mais je mentais pour mon confort personnel. Ce n'est pas bien, je n'aime pas faire ça, encore moins mentir. Mais si je lui disais qu'il était craquant et que son sourire charmeur me faisait un petit quelque chose au niveau du bas ventre, je sais que je n'aurais plus la paix.

Quand il commence à dire que le compliment donné ne lui ai pas souvent attribué, je me pose des questions mais je me dis que j'ai bien fait de mentir un peu. Au moins, en attendant, il est toujours plus honnête que moi et ça me fait me sentir mal. Ceci dit, quand il me tend ses notes, je ne peux pas m'empêcher de sourire plus sincèrement, comme s'il m'apportait le saint Graal sur un plateau d'argent. Pour un peu, je l'aurais embrassé sur la joue mais je me retiens de justesse. Surtout qu'il me prend au dépourvu.

-T'es vraiment pas du genre à tourner autour du pot...

Un trait de caractère que j'apprécie énormément chez les gens, en plus de l’honnêteté. Merde! Fuis tant qu'il est encore temps.

-Je suis frigide...

Je lâche ça comme une bombe. Evidemment, c'est encore faux, mais je meurs juste d'envie de voir sa tête à cette boutade. J'éclate de rire et commence à manger:

-Il faut savoir que je suis un rat de bibliothèque, que je compte réussir mes études et que je bosse pour me les payer. Alors j'ai pas le droit à l'erreur... Voilà pourquoi je panique quand j'arrive en retard ou loupe un cours. J'ai raté mes premières études... Enfin non... J'ai plaqué l'université d'Oxford à cause d'un mec... Et je suis venue m'installer ici... Ce qui m'empêche pas d'aller quand même à quelques fêtes de temps en temps... Et moi, qu'est-ce que je devrais savoir sur toi à part que t'es un incorrigible dragueur?

Je lui retourne la question parce que ça m’intéresse et aussi pour éviter de penser à ce fameux mec et qu'il lise la douleur dans mes yeux, bien que ma voix a faibli quand j'ai parlé de mon ex. Je fais un peu tourner mon plateau, pas pressée de manger un morceau, maintenant que je ressassais le passé sur lequel je ne m'étais plus appesantie depuis un moment.

WO,wo,wo! Au lieu de repousser Ezekiel, je venais probablement de lui donner une vision de moi probablement dénaturée. En voulant blaguer aussi. Alors que j'allais tenter de me raccrocher aux branches après avoir bu une gorgée d'eau dans mon gobelet en plastique, j'ouvre de gros yeux ronds et c'est plus fort que moi quand il remet en question la "virilité" de mon ex. Mon réflexe fut d'envoyer mon eau au visage de l'étudiant:

-Ne parle pas de lui comme ça! Tu ne sais rien de ce qui a pu se passer entre nous!

Je lui lance ça alors que je suis désormais debout, contrariée et en colère:

-Je voulais juste plaisanter sur... sur...

Je ne pouvais pas lui avouer de but en blanc que j'étais inexpérimentée sur le plan sexuel, et que Jonathan et moi n'étions jamais passé à l'étape supérieure même si ça avait failli se faire. Voilà que je me mets à bégayer en agitant les poings en l'air et laissant retomber mon gobelet sur la table par la même occasion. Je ne m'aperçois pas que plusieurs personnes nous regardent et que je m'humilie de la sorte:

-Il était parfait, élevait son fils seul comme un mec responsable! Sa seule erreur c'est d'avoir voulu reconstruire une famille avec son ex pour le bien de son gamin! Et tu veux savoir le pire, je lui en veux même pas!

Je n'ai jamais parlé de ce pan de ma vie à quiconque depuis que je vis à Austin et je ne suis pas sûre que ça m'ait soulagée d'en parler. A croire qu'entendre parler mal de lui me touchait encore un peu trop. Je pensais clairement avoir tourné la page mais je me rendais compte que pour que ce soit le cas, il fallait que je passe à autre chose et ne savais pas comment m'y prendre. Tenir les mecs à l'écart n'était probablement pas la meilleure des solutions mais c'était la seule que j'avais trouvée.

Je ramasse finalement mon sac et repense aux notes du jeune homme. Je les sors de mon sac et les lui rend avec humeur:

-Tiens, je me débrouillerais autrement... Merci!

Et je le plantais là.