Ce soir, c’est soirée-film au calme avec ma coloc, Kelly, dans notre appart. On n’a pas spécialement le temps pendant l’année, parce qu’on a nos cours, parce qu’on a notre vie, parce qu’on n’a pas forcément les mêmes cercles d’amis. Mais en cette approche de Noël, elle a proposé de se poser pour quelques heures devant la télé et parler. Alors j’ai accepté – merde aux cours et à l’étude, à moins de deux jours du vingt-cinq de décembre. Du coup je me retrouve dans la cuisine, à attendre que le popcorn gonfle dans son sachet, fixé devant le micro-onde. On voit toutes mes capacités culinaires, voyez-vous – le pire est que je serais encore capable de les rater, ces popcorns. Et pourtant le bip bip familier de la machine retentit, et je m’attèle à mettre le tout dans un bol. Je m’avance ensuite vers le canapé, triomphant. « T’as vu, j’suis pas si merdique que ça. » Je passe la nourriture à la fille alors que j’m’assois pour lui prouver mes dires. Je ne tarde pas, cela dit, à retirer mon attèle et la mettre sur le côté. Beaucoup plus confortable sans – et puis, c’est pas la première fois que Kelly voit ça alors j’n’ai aucune pudeur. « Et pète pas sur mon coussin. » Dormir sur le clic-clac de l’appartement implique le défaut d’avoir sa chambre exposée à tous les dangers…

Je me tors à moitié le cou pour l’avoir dans ma vision périphérique, et mime un air satisfait avant de m’offusquer à ses cinq derniers mots. Puis j’hausse les épaules en me trémoussant pour arriver à côté d’elle, à la manière d’un crabe unijambiste. « J’suppose que j’pourrai pas obtenir plus de toi visiblement. » Je la préviens ensuite de ne pas péter sur mon coussin, histoire d’en avoir un en bon état pour dormir. J’hausse les yeux à son petit commentaire, souriant. « Ça sent la reconnaissance par ici, merci. Déjà qu’t’as de la chance que je te pique pas ta chambre quand tu reviens des nuits de fêtes. » Ce qui est bon avec Kelly, c’est qu’elle ne se prend pas au sérieux, alors j’ai pas peur de balancer ces piques. Enfin, comme si ça me gênait d’habitude.

Le film est lancé, parsemé de remarques çà et là à propos de tel acteur ou de tel évènement. Il apparaît très vite qu’elle comme moi sommes amateurs de cet univers alors, ça en devient tout de suite plus pimenté. Vient la partie où Harry espionne la discussion du Seigneur des Ténèbres et de Snape. Et… sa mort. J’peux pas m’en empêcher, je roule des yeux lorsque le plan s’étire infiniment sur son visage et sa gorge sanglante. « Les gars, c’est bon, on a compris, il va crever. » j’baragouine dans ma barbe, avant de me rendre compte de la réaction de ma colocataire…

J’m’attendais pas à une réaction comme celle de Kelly, et ça m’fait plus rigoler qu’autre chose. Je lève les mains au ciel l’air innocent, puis un petit sourire étire mes lèvres. J’me moque pas, la… situation m’amuse. Je secoue faiblement la tête et cherche la boîte de mouchoirs à côté, tendant un pont de chair branlant entre le canapé et la table basse. J’en propose un à la fille, mais pas sûr qu’elle l’accepte. « J’imagine que si je te dis que c’est bien un truc de fille, c’en est fini de moi ? » J’ai déjà la réponse en tête. « Non, plus sérieusement. Je sais que c’est sensé être le personnage le plus profond et le plus compliqué de la saga, et je l’avoue. Mais je maintiens, pourquoi ne fais-ton pas tout un flan de la mort d’Aragog, la putain d’araignée septuagénaire à la famille plus étendue que les conquêtes de Donald Trump ? Et je te parle pas de l’enterrement qui se finit par un karaoké d’hommes bourrés. Ou Lupin et Tonks. Le dernier des Maraudeurs en vie, l’plus discret et le plus fidèle de tous. Tandis que sa femme est quand même la seule métamorphomage de la série. On en fait pas tout un plat, d’eux. » OK, prenez-moi pour une groopie de seconde zone, tant pis.

Elle se retient de répliquer, bien. Même si l’inverse ne m’aurait absolument pas dérangé. J’écoute sa réplique en silence, alors que le film passe les moments les plus importants de Snape dans la pensine. « Certes. Cela dit, j’critiquais surtout le film de base. J’vais militer pour une répartition plus juste des temps à l’écran des rôles secondaires. Secondaires… Et puis, c’est n’importe quoi ! C’pas parce qu’un personnage est moins visible dans le film qu’il en devient accessoire. Mais j’m’égare. » J’secoue la tête et reprends une dernière poignée de popcorns, ou plutôt des grains de maïs qui n’ont pas éclaté dans le four, ce qui m’est plutôt égal étant donné que je les aime tout autant. Là, on en vient à la partie où le sans-shampoing sert sa dulcinée morte dans ses bras. « J’aurais quand même aimé qu’on ait plus d’explications sur la vie d’Evans. Approfondir son côté moldu. »

J’acquiesce. « J’avoue, toute cette partie de l’histoire a purement et simplement été… balayée. ‘Fin pas tout à fait, quelques bribes par ci par là mais très peu à propos du sang de la mère et cetera. Même si encore une fois on aurait pu tomber dans le mélodramatique. » Toutes les choses à propos de l’amour et son importance. Je ne le néglige absolument pas… Mais d’autres placent ce sentiment sur un piédestal incrusté diamants huit cent carats en or massif. « P’tain, le pire c’est que je me rappelle même plus exactement des tenants exacts du sort de protection de la mère quand elle est morte. Harry était sain et sauf… Là où le sang de sa mère résidait, jusqu’à sa majorité, c’est ça ? » Honte à moi, de n’avoir eu que ça à faire de mes journées pendant cinq ans et de ne plus m’en souvenir maintenant.

J’rigole doucement, avant un petit soupir. « Je vois. T’en fais pas, avec tout le temps libre que j’ai eu durant mon adolescence, j’ai dû visionner à peu près l’entièreté de notre bibliothèque de DVD. » Et quand je dis l’entièreté, c’est l’entièreté, en passant par les scènes coupées, les bonus et les interviews des acteurs. Voire la version norvégienne ou thaïlandaise de certains films. La curiosité, voyez-vous. « Mais ouais, j’suis bien d’accord. Dudley avait vu son pire cauchemar lors de l’attaque des détraqueurs ; lui, tel qu’il était à l’époque. Ç’aurait été sympa de savoir ce qu’il est devenu. Sûrement chômeur au pôle emploi, deux gosses, une femme qu’il n’aime plus, et des grands-parents à charge qu’il n’aime plus. Ouais, j’suis sûr que c’est ça. Et puis Harry, bonne âme qu’il est, l’aidera, sauf qu’il se fera repousser par ses grands-parents qui ne supportent pas la magie, sauf que Dudley prendra le parti de son cousin et… Ta gueule Loïc. » Et puis c’est l’affrontement final dudit cousin et de Lord Voldemort de toute manière. « Je t’ai déjà dit que les anglais prononcent Voldemort comme des pieds ? Le T, il se prononce pas. » Sinon, tais-toi, Loïc.

C’est bien, je vois que Kelly est avec moi à propos de Dudley. J’écoute sa propre version de l’histoire et y’a l’rire qui sort tout seul quand ma coloc énumère le nom de ses chats. Déjà… déjà, rien que Dudley avec des chats. Dudley le cousin qui se prend pour le prix Nobel de boxe en association pas si volontaire que ça avec Harry (parce que, oui, il est évident qu’il existe une telle récompense pour ce sport). « Tu marques un point avec Charleston, Steve, London Bridge et Caviar d’aubergine. »

Une poignée de popcorns salés méchamment gâchés sur le sol, j’lui donne un coup dans l’épaule en rigolant. « Attends, attends, admire le travail. » Ma main s’enfonce dans le bol et en sort une petite dizaine de grains de maïs soufflés. Je les lance un par un et, excepté deux missiles explosés sur la table et le coussin, tous atterrissent à bon port. « Heureusement que t’as de bons goûts gustatifs pour les soirées film, ça te sauve un peu la mise, toi. » que je lance avec un sourire complice.
Puis on se recentre sur le film et hop, voilà qu’elle recommence à raconter des hérésies. « Mais si Voldemort sans "t" fait français, c’est peut-être parce que c’est français ! Tu… Tu vois le lien logique, là ? » Mes grands mouvements de main sont en train de saper le film, c’est pas grave. « It’s like I was talking English like that and I was… and I was saying Kelly Elena Williams. » avec un putain d’accent francophone pour appuyer chaque mot. Là, qu’elle fasse sa patriote anglaise touchée au plus profond de son être.

Ça me fait rire, quand elle dit que ce sont peut-être les Français qui se font des films. Mais certainement, mais certainement Madame. « Tu sais au moins ce que ça veut dire, ton Voldemort ? Fly of Death ? Plus français que ça cocotte, t’aurais du mal. » Elle s’fout de ce que je raconte, je pense, parce qu’elle continue sur sa lancée. Je hausse un sourcil mi-surpris mi-moqueur, ne sachant en réalité pas si Kelly dit la réalité. Il me semblait effectivement que le journalisme était une affaire de famille. Et puis dans cette université, je ne serais pas étonné de côtoyer le neveu d’Obama, le coiffeur de Sarkozy et une amie proche de la famille de Poutine. Non, pas Poutine. Disons Benedict Cumberbatch.

« Est-ce que t’as compris ce que je viens de dire ? » Je m’installe plus confortablement en face d’elle alors qu’Harry est en train de briser la baguette de Sureau en deux au petit écran. Mon appui sur le matelas crée un cratère amenant le bol de popcorns à moi et j’en pique un au passage. Puis, avec un accent du fond du Texas, là où on ramasse au bar les paysans ivres morts avec leur bible coincée comme sous-tasse et leur flingue exhibé à la ceinture selon le Saint Amendement, jurant comme des charretiers sur l’homosexualité et les terroristes – bref, avec cet accent-là, je lui réponds. « Écoute fillette, j’comprends pas un bit’ de c’que t’as baragouiné. » Elle non plus n’a probablement pas compris un seul mot. Puis avec une voix normale « Non, plus sérieusement, j’t’ai comprise. Même si ça faisait longtemps qu’j’avais plus entendu une bonne vienne anglaise. Tu sais que j’ai dû passer… Attends, peut-être un an et cinq, six mois à Londres. Je te l’ai déjà dit certainement, non ? Miss Londonienne. » Je me tais quelques instants, en laissant les souvenirs revenir à la vie pour se refiger dans la mémoire quelques secondes plus tard. « En fait t’as pas été perturbée au début de ne pas te faire comprendre par la majorité des gens ici ? » Ne pas savoir communiquer dans aucun des deux sens, une des difficultés à surpasser et une grande étape.

Je secoue la tête d’un air désespéré, en me la prenant bientôt dans les mains, tapant contre mes tempes à rythme régulier pendant plusieurs secondes. « Pourquoi, mais pourquoi Lolo… Respecte un peu le snobisme de ton pays par pitié et n’écorche pas des noms centenaires de la France… » Lolo, c’est juste ignoble.
Cent fois ? Nooon, elle doit probablement exagérer. « Bah pourquoi tu m’demandes encore si j’te comprends alors ? Eeeet de toute manière, on n’est plus à un radotage près. » Même si une fois dans la célèbre capitale en sa compagnie ne ferait pas de mal. Cette fille est un véritable soleil vivant, taquinable et gentille à souhait, qu’on précipite tête la première dans une grande piscine publique par quatre-vingt-cinq degrés Fahrenheit. Parce qu’on sait qu’elle ne le prendra pas mal et que de toute manière on prendra cher par la suite. Le genre de fille qu’on suit jusqu’au bout du monde.
On revient sur les accents et son ton me fait éclater de rire. « Mais si Mademoiselle, c’est incroyable ! Vous êtes un tel spécimen hors du commun par ici, nous devrions vous étudier durant les prochains travaux. » J’imite la voix un peu pompeuse du prof de statistiques dont nous avons tous deux hérité en début de trimestre, avec ses accents de la côte est et ses marques de bronzage autour des yeux. « Vous saviez que des vingt-huit pourcents d’étudiants étrangers à la fac, l’université est passée à trente-deux le mois de juin dernier ? D’ailleurs pourriez-vous nous décrire le taux d’accroissement de cette donnée corrélée au fort taux d’inflation dans une majorité de pays du continent Eurasien ? » You’re talking bulshit Loïc.

Le film se clôt sur un Harry avec le double de son âge des cent dernières minutes, et on reste tous les deux devant le générique de fin sans un mot. Les popcorns sont terminés, nos discussions aussi, la saga également. Y’a ce silence pas du tout silencieux entre nous, le manque de mots qui se traîne dans l’espace-temps. Y’a la sorte de quiétude qui vient après une belle aventure, alors que tout c’qu’on a fait n’a été que polémiquer à propos de tout et n’importe quoi, couchés sur mon lit comme deux gros pachas. Et puis Kelly vient briser la langueur en se propulsant hors des coussins. Hm… D’accord, le premier volet, pas de souci. Quand y’en a plus, y’en a encore… « J’te préviens que si tu veux recommencer le cycle, t’en auras pas fini en une nuit. Et on n’a pas assez de ravitaillement. » En pointant le bol vide entre nous.

Et pourtant on s’enfonce dans les scènes, le petit Potter binoclard chez son oncle, la gamine Granger qui fait son apparition dans le train, le môme Weasley aux robes usées. Kelly finit par abdiquer au bout d’un moment en se couchant sur mes genoux. J’la regarde, surpris, avant de me bouger délicatement. C’est que ça doit pas être confortable en fait…
Au bout de quelques minutes, à peu près au milieu des premiers Leviosa des sorciers, ma main vient caresser doucement et machinalement les cheveux de ma coloc. Il ne faut pas plus longtemps pour que j’abandonne à mon tour et repose ma tête en arrière.