N'ayant pas de cours à assurer cet après-midi, c'est avec le sourire que je me rend au parking pour récupérer mon pickup alors que les étudiants retournent aux études après le repas de midi. Dès que j'ai mis le contact, mon autoradio s'allume et la radio commence à faire résonner des airs de musique country dans l'habitacle. La chaleur n'étant pas encore étouffante à cette heure, je préfère ouvrir la fenêtre et démarre tranquillement en direction de ma villa avec le coude à la portière. Sur le trajet, ma radio s'arrête subitement pour laisser place à un appel téléphonique. Dans un réflexe conditionné, je ferme ma fenêtre et décroche au volant.

- Dale Campton.
Jimmy - Salut Dale, c'est James Burton.
- Salut Jimmy, quoi de neuf ?
Jimmy - J'ai rentré une gratte qui pourrait t'intéresser à mon avis.
- Je t'écoute.
Jimmy - Une Gibson Korina Flying V de 1958.
- Tu te fous de moi ?
Jimmy - Je suis parfaitement sérieux.
- Elle est en bon état ?
Jimmy - Elle sonne très bien et elle est patinée juste ce qu'il faut.
- Garde la moi.
Jimmy - Tu ne me demande pas le prix ?
- Pas la peine, on sait tous les deux ce que ça vaut.
Jimmy - Je peux te la garder une semaine, pas plus.

Je réfléchis rapidement, je n'ai plus de cours aujourd'hui, et demain je n'ai rien non plus à assurer. Si je trace maintenant, je peux être rentré demain soir pour assurer mes cours du lendemain.

- Je suis à ton shop demain matin.
Jimmy - Ok, je t'attends.
- A demain Jimmy.
Jimmy - Bonne route mon pote.

Jimmy raccroche et la musique revient alors que j'ouvre à nouveau ma fenêtre. Je pense à cette guitare que je cherche pour ma collection depuis des années. Il y en a pour plusieurs dizaines de milliers de dollars mais c'est une guitare très rare qu'il me faut. Arrivé chez moi, je ne m'arrête que le temps de préparer quelques affaires pour demain et reprend la route en direction de la Louisiane.

A la sortie d'Austin, je fais le plein de mon pickup et prends la 71 en direction de l'est puis récupère la I-10 à Columbus. A partir de là, je n'ai plus qu'à suivre ce grand ruban d'asphalte. Avec deux pauses sur le trajet, c'est en début de soirée que j'arrive à Lafayette non loin du magasin de Jimmy.

Je connais un hôtel sympa pas trop loin où on mange bien et où les chambres sont très correctes. Je fini mon périple en garant mon truck sur le parking avant d'attraper mon sac dans le coffre de la benne après m'être étiré. J'ai fait plus de 600km pour venir chercher cette guitare sans en avoir vu la moindre photo, il faut vraiment que j'ai confiance en Jimmy et que cette guitare soit rare. Avant de me rendre à la réception, je prend le temps de fumer une clope sur le parking.

A la réception, la jeune femme me confirme qu'il lui reste des chambres et m'en donne une. Je décline son offre de faire monter mon sac à la chambre et y monte pour me rafraichir un peu. Ma dégaine de Texan pure souche jure un peu en Louisiane mais j'ai toujours mon chapeau sur la tête lorsque je redescend au bar pour boire une bière avant d'aller manger.

Je m'installe au bar et commande une Bud à la barmaid avant de m'accouder au comptoir. Elle est mignonne la petite mais bien trop jeune pour moi. En attendant ma bière, je regarde la salle dans le miroir devant moi et j'ai l'impression de connaitre une des têtes au fond.

Je me retourne sur mon tabouret et observe mieux une crinière rousse surplombant un visage dont je ne vois que le front par dessus l'écran de son ordinateur portable. Je mettrais ma main au feu qu'il s'agit de Rachel Porter, une de mes collègues à l'université, mais ça serait une sacré coïncidence de la croiser ici.

La barmaid m'apporte ma bière et je lui donne mon numéro de chambre pour que mon verre parte sur la facture globale puis récupère ma consommation avant de me diriger vers la rouquine au fond de la salle. Je veux en avoir le cœur net.

A mi-chemin, je confirme ma première impression, c'est bien ma collègue de l'université qui est en train de travailler avec son ordinateur dans cet hôtel à 600km d'Austin. Je ne m'attendais pas à la retrouver ici. Arrivé à quelques pas de sa table, je la salue en attendant sa réaction.

- Salut Ashe. Qu'est-ce qui t'amène par ici ?

Drôle de façon de tricoter ! Ca réflexion me fait sourire alors que j'attends qu'elle lève le nez de son clavier. Visiblement, elle est très concentrée sur son travail et je ne peux pas lui en vouloir. Je suis pareil lorsqu'il s'agit de composer, il n'existe rien d'autre que la musique et le monde pourrait s'écrouler autour de moi que je ne changerais pas mes plans pour autant. Elle lève enfin la tête vers moi et me reconnait avant de m'inviter, un peu sèchement, à m'assoir en face d'elle. Je tire une chaise et m'assoie en sa compagnie tout en gardant ma bière à la main. Une fois le cul posé, je bois une gorgée et questionne Ashe sur son boulot.

- Je t'ai rarement vue aussi concentrée sur un truc, tu es encore en train de chercher un trésor ?

Je vois mal quelle autre raison aurait pu la sortir d'Austin et lui froncer autant les sourcils en se penchant de la sorte sur son écran qu'une de ses chasses au trésor dont elle s'occupe en plus de ses cours à l'université.

- Je sais que c'est pas mon rayon mais si tu as besoin d'un coup de main...

Je vois mal en quoi je pourrais lui être utile mais je la connais suffisamment pour que cela me paraisse naturel de lui proposer mon aide.

Je n'y connais rien en vaudou et je vois mal comment l'aider sur ce coup même si cette histoire de bouquin m'intrigue au plus haut point. Je comprend que ce genre d'histoire la passionne. En tout cas, elle a parfaitement raison, j'ai mieux à faire que de m'occuper d'un vieux bouquin étrange. J'ai une guitare très rare à aller chercher pour ajouter à ma collection. Je sais déjà où je vais la mettre et j'aurais le plaisir de pouvoir l'admirer ou de jouer avec quand j'en aurais envie. Je la cherche depuis des années et je vais enfin pouvoir en posséder une.

Lorsque Rachel me demande si je la surveille pour l'université ou si je la suis comme un pervers, je manque de m'étouffer avec ma bière et tousse un instant avant de reprendre mon souffle pour lui répondre. Je pose ma bière sur la table et me redresse sur ma chaise avant de répondre à ma collègue.

- Je connais un vendeur de guitares dans le coin. Il m'a appelé en début d'après-midi pour me dire qu'il avait une Gibson Korina Flying V de 1958 en stock. Je cherche une guitare comme ça depuis des années, je ne pouvais pas laisser passer cette occasion alors j'ai pris des fringues pour demain et j'ai sauté dans mon pickup.

Je la regarde un instant puis lui pose une question direct en la regardant droit dans les yeux.

- Tu crois vraiment que je pourrais être là pour te surveiller ?

J'ose à peine imaginer les conflits qui peuvent exister dans la branche d'activité d'Ashe. Dès que le pognon s'en mêle, les gens deviennent de vrais prédateurs et les antiquités peuvent valoir un sacré paquet de pognon. Voir ce que deviennent les gens avec de grosses sommes d'argent est une des choses qui m'ont poussé à abandonner mes études d'économie. Je préfère de loin gratter ma guitare et tenter d'apprendre à une bande d'étudiants manchots à produire quelques notes harmonieuses que de faire des affaires avec des loups sans remord.

Je me repose confortablement sur la chaise avec ma bière en main et laisse Rachel commenter ma réponse avec un sourire sur son visage. Je la vois rarement sourire et cela m'étonne un peu même si je ne me gêne pas pour lui répondre par un léger sourire à mon tour. Lorsqu'elle me dit que je ne suis pas assez idiot pour la mettre en colère, je ne peux m'empêcher de rire un instant avant de commenter.

- Je vais l'prendre comme un compliment ! Merci...

J'ai soudain mon estomac qui se rappelle à mon bon souvenir en se mettant à gargouiller. Je bois une nouvelle gorgée de ma bière et propose à Ashe de partager son repas avec moi.

- Tu veux qu'on mange ensemble ?

Pour manger un Gumbo dans le coin, il y a plusieurs adresses mais une en particulier sort du lot si je me souviens bien. L'ancienne réceptionniste de l'hôtel me l'avait donné avec un petit avertissement de routine que je vais répéter à Ashe. Autant éviter qu'elle soit surprise en arrivant sur place. La bouffe vaut vraiment le coup mais le cadre sort vraiment de l'ordinaire.

- Il y a un petit resto pas très loin d'ici on y mange super bien mais le cadre est... plutôt spécial. Tu as l'impression de te retrouver en plein milieu du bayou. Le Gumbo de la vieille mama est à tomber mais elle est particulière la dame. Je préfère te prévenir avant qu'on y aille.

Je torche la fin de ma bière et pose le verre sur la table avant de reporter mon attention sur ma collègue de travail pour écouter sa réponse.

C'est sur que si on prend en compte les endroit où elle doit trainer pour ses recherches, il y a peu de chances que le bouge de la vieille Mama fasse fuir Ashe. Finalement, j'ai probablement visé juste en lui proposant d'aller manger là-bas et j'accueille sa réponse avec un franc sourire. Pour le trajet, c'est à elle de voir mais il y en a à peine pour un petit quart d'heure de marche.

- En voiture, on aura même pas le temps d'écouter une chanson en entier. A pied, c'est plié en 15 minutes. A toi de voir ce que tu préfères.

Si on picole un peu trop là-bas, ce qui n'est pas impossible avec la vieille Mama qui a la fâcheuse habitude de sortir le Moonshine quand elle a des habitués à table, il vaut peut-être mieux qu'on laisse nos voitures ici. J'en ai déjà fait les frais mais je suis prêt à retenter le coup, son gumbo est trop bon. J'attrape mon verre et en termine le fond en attendant qu'Ashe prenne la décision.

Faire expédier une guitare comme celle qui m'attend chez Jimmy serait une hérésie. Ca va devenir une des pièces maitresses de ma collection et ça ne m'étonnerait pas que je reparte avec une ou deux guitares en plus. Il a toujours de magnifiques pièces en stock et je pense que je vais encore y passer un sacré budget comme à chacune de mes visites chez lui.

- Je cherche cette guitare depuis pas loin de 20 ans, je ne vais pas prendre le risque de voir un livreur la massacrer.

Je termine ma bière et repose le verre sur la table avant de m'essuyer la bouche de la main et de reprendre mes explications.

- Il y a aussi le fait que Jimmy a toujours des guitares magnifiques, c'est pas impossible que je reparte avec plus d'une guitare pour ma collection.

Cette escapade risque de me coûter une petite fortune mais je m'en fous complètement. Je peux me le permettre car j'ai les moyens et pas de femme pour me chauffer les oreilles parce que j'aurais encore claqué le prix d'une grosse bagnole dans l'achat d'une guitare. Même si c'est pesant parfois le soir d'être seul, j’apprécie le célibat dans ce genre de cas.

- Tu ranges tes affaires et on va manger ?

Je la laisse ranger ses affaires rigole un instant quand elle me parle du volume sonore possible de son estomac quand elle est affamée. Il vaudrait peut-être mieux aller manger avant qu'elle ne commence à affoler les sismographes de la région. Une fois qu'elle est prête et sonne le départ, je me lève du fauteuil et acquiesce d'un signe de tête. Moi aussi je commence à avoir la dalle et manger un morceau ne serait pas du luxe avant d'aller me pieuter.

Nous quittons l’hôtel en direction du restaurant et dès que j'ai passé la porte, je m'allume une cigarette avec une allumette que je jette à la poubelle une fois éteinte. Je me dis parfois qu'il faudrait que j'arrête ce poison mais je n'y arrive pas. En tout cas, je n'arrive pas à descendre davantage ma consommation. Le soleil ne vas pas tarder à ce coucher mais le retour ne devrait pas poser de problème puisque l'éclairage publique est plutôt bien équipé dans le coin. Dans un effort maladroit pour briser le silence entre Ashe et moi, je la questionne.

- Tu rentres quand à Austin ?

Je comprends sans mal son besoin de bouger même si je ne quitte que rarement Austin et ses environs. Elle a autant besoin de voyager que j'ai besoin de jouer des notes sur une guitare pour me sentir bien. Nous quittons le parking et je la guide en silence vers le restaurant de la vieille mama où je n'ai plus mis les pieds depuis des mois. Je me demande si elle va me reconnaitre comme la dernière fois. Pour occuper un peu le trajet, j'engage la conversation tout en sachant qu'Ashe n'est pas du genre causant.

- Je préfère prendre la route pour venir dans le coin même si c'est plus fatiguant. Je me vide la tête en conduisant et j'oublie le job et les élèves pendant quelques heures.

Il y a pire comme façon de se changer les idées que de conduire 8h pour aller chercher une guitare que je recherche depuis de longues années. Je sais que beaucoup de monde irait me traiter de dingue sans mal mais je ne porte préjudice à personne en faisant ça et je continuerais tant que je pourrais le faire quand j'en aurais besoin.

- Le resto est dans la ruelle au coin.

Prochaine à droite et on y sera. Le resto est un peu planqué dans une ruelle qui ne paye pas de mine mais le déplacement vaut le coup. Je sens que je vais rentrer à l'hôtel complètement repu.

Je pousse la porte du bouge et entre après Rachel dans une ambiance qui semble tout droit sortie du bayou. Un alligator empaillé trône au mur derrière le comptoir, les murs sont couverts de boiseries et la vieille Mama nous regarde de son unique œil d'un air mauvais jusqu'à ce qu'elle me reconnaisse. Elle n'aime pas les nouvelles têtes et la première fois, j'avoue que j'ai bien failli faire demi-tour. Quand on connait la vieille, ça se passe tout de suite beaucoup mieux mais au premier abord, elle est plutôt fermée voir agressive parfois.

Mama - Cowboy ! Tu m'amène des amis maintenant ?
- Salut Mama. Elle voulait manger un gumbo alors je l'ai amenée ici.
Mama - Asseyez-vous, je vous sers deux assiettes. Vous allez m'en dire des nouvelles !
- Mets nous deux bières aussi.
Mama - C'est parti !

J'invite d'un signe de la main Rachel à prendre place à une petite table dans un coin sous une paire de rames qui semblent avoir baigné dans les marais du bayou pendant des siècles avant de finir au mur. Gardant mon chapeau sur le crâne, je m'assoie en face d'elle et me penche un peu pour lui parler à voix basse.

- Je t'avais prévenue, l'ambiance est spéciale mais sa bouffe vaut le détour.

Rachel a l'air enchantée par l'endroit et je ne suis pas étonné de la voir aussi enthousiaste. Je la connais assez pour savoir que ce genre d'objet qui porte une part d'histoire l’intéresse au plus haut point vu ce qu'elle enseigne à l'université et ses activités annexes. Je ne peux m'empêcher de sourire largement en voyant son comportement lorsqu'elle observe chacun des objets autour de nous. Lorsqu'elle se tourne à nouveau vers moi, je suis déjà en train de la regarder et sa question ne m'étonne pas. Je m'attendais d'ailleurs à ce qu'elle me la pose assez rapidement.

- Complètement par hasard. Je passais dans la ruelle pour aller récupérer mon pickup au parking plus loin et j'ai senti l'odeur du gumbo lorsqu'un client est sorti. J'ai poussé la porte et je suis tombé sur Mama. Je t'avoue que j'ai failli faire demi-tour en voyant l'ambiance mais l'odeur était trop bonne. Il fallait que je goute ce plat. Depuis, je viens ici presque à chacune de mes visites à la Nouvelle-Orléans.

La vieille nous apporte les deux bières et les poses sèchement sur la table avec une corbeille de pain. Il faut avouer que le service n'est pas luxueux ici mais la bouffe est à tomber.

- Merci Mama.
Mama - Vos assiettes arrivent.

Elle repart sans plus de cérémonie.

- Tu comprends ce que je te disais à l'hôtel à propos de Mama ?

Bien sur qu'elle me rappelle quelqu'un et cette réflexion me fait rire un instant. Je n'avais jamais fait le rapprochement entre Mama et Ashe mais elles ont parfois le même genre de réactions en y réfléchissant bien. Elles ne sont pas mauvaises dans le fond mais peuvent paraitre facilement désagréables ou cassantes quand on ne les connait pas. J'attrape ma bière pour trinquer avec ma collègue de boulot et en bois un peu après avoir porté un toast rapide.

- A ce resto bizarre où on y mange mieux qu'ailleurs.

En disant ça, je pense à mes parents ou mon frère et ma sœur qui s'étrangleraient s'ils savaient que je traine dans des bouges dans ce genre. Ils trainent dans des établissements où les serveurs te mettent la serviette sur les genoux et te remplissent le verre de vin français hors de prix. Je préfère de loin me taper une bière et un gumbo en toute simplicité que de me faire chier à respecter un protocole qui me casse les couilles au plus haut point.

- La prochaine fois que tu passe par ici, revient voir Mama. Elle n'oublie jamais un visage et se souviendra de toi. Dès mon entrée à ma deuxième visite, j'ai eu le droit à mon surnom, pourtant c'était presque un an plus tard. Mais ça doit venir du chapeau.