Ce soir, j'ai envie de me faire plaisir. Après un repas rapide à la villa et une bonne douche, je prends ma Corvette et décapote avant de prendre la route pour le sud de la ville. Avec le coude à la portière, j'accompagne le ronronnement sauvage de mon gros V8 vintage avec de vieux standards de la Country et j'ai un large sourire en me garant devant le Mean Eyed Cat. Je coupe mon moteur et remonte la capote avant de verrouiller ma voiture. Je profite encore un peu de la température clémente à l'extérieur pour fumer une cigarette en écoutant la musique qui vient du bar.

Ma clope terminée, je l'écrase dans le cendrier qui trône sur le trottoir et entre enfin dans le bar en saluant les habitués que je connais tout en me dirigeant vers le bar. Je m'assoie au comptoir et sert la main du barman avant de me commander une Bud. J'ai tellement de souvenirs dans ce bar que je ne saurais même pas par où commencer si on me demandait de les lister. J'ai passé d'innombrables soirées ici et toutes ne se sont pas bien terminées. J'ai même été interdit plusieurs fois d'entrée dans le bar mais heureusement ma réputation est bien meilleure ici maintenant.

Je suis en train de boire ma bière en écoutant comme la musique lorsque quelqu'un me prend mon chapeau, une chose que je ne supporte pas. Je pose calmement ma bière sur le zinc et me retourne, prêt à mettre une bonne droite à l'enfoiré qui a osé prendre mon chapeau mais finalement me ravise. Le mec que j'ai en fasse de moi est un fantôme du passé. Je ne l'avais plus vu depuis qu'il m'a marié et je bosse maintenant avec son ex-femme. Je récupère calmement mon chapeau et me le remet sur le crâne sans esquisser le moindre sourire.

- Salut Al...

Je le prend brusquement dans mes bras et lui donne une accolade virile comme on le faisait à l'époque avant de le relâcher.

- Comment tu vas vieux ? J'te paye une bière qu'on en discute !

Je fais signe au barman de s'approcher et lui indique de remettre une bière pour Al. Il me fait signe de la tête qu'il a compris et se dirige vers sa tireuse à bière pour servir un verre à mon vieil ami qui s'assoit sur le tabouret à coté de moi. Je l'écoute me questionner tout en me disant qu'il ne va pas vraiment apprécier mes réponses. Je comprends qu'il me pose ces questions vu le temps qu'il s'est passé depuis notre dernière rencontre.

- Elisa a demandé le divorce un an et demi après notre mariage. Je pense qu'elle a fini par comprendre qu'elle n'avait pas épousé le bon Campton. Elle voulait se servir de moi pour se faire un carnet d'adresses mais les mondanités m'emmerdent prodigieusement comme tu le sais. T'en fait pas, je ne regrette rien.

Le barman apporte sa bière à Al et je sors un billet de ma poche pour payer son verre. Je paye cette tournée, on verra pour la suivante. J'attrape mon verre et trinque avec mon ami avant de continuer mes explications.

- A ta santé !

Je bois une gorgé de bière pour l'accompagner et lui parle ensuite du groupe.

- Pour le groupe, c'est en sommeil, ils ont tous des obligations qui les mènent loin de la musique. La famille ou le boulot. Je suis le seul qui soit disponible alors ça limite un peu les créneaux possibles pour répéter. Ce qui ne m'empêche pas de jouer de la guitare tous les jours pour le plaisir ou pour le boulot. J'ai trouvé un job de prof de musique à l'université, ça m'occupe. Et toi ? Qu'est-ce que tu devient ?

Je m'aperçois qu'Al est comme moi, il a coupé les ponts avec le passé. On a tous suivi sa propre route mais c'est agréable de pouvoir évoquer le passé avec quelqu'un qui a partagé nos conneries. J'ose à peine imaginer la tête de mes élèves ou de ses paroissiens s'ils savaient le nombre de fois où le patron de ce bar nous a foutus dehors.

- J'avoue que je ne vois plus personne de l'époque où on passait plus de temps à déconner qu'à être sérieux. J'ai perdu presque tout le monde de vue pendant mon mariage, je ne vivais qu'avec le groupe ou mon ex à ce moment-là.

Ce mariage aura été un véritable fiasco. J'ai perdu de vue presque tout le monde et je n'ai jamais osé reprendre contact par la suite. Je le regrette régulièrement mais chaque jour qui passe rend les choses encore plus compliquées.

- Maintenant, je vis seul dans ma villa avec mes guitares et ça me convient parfaitement. C'est pas de mon côté qu'on va perpétuer le nom des Campton.

Je rigole à cette évocation qui ferait grincer mes parents des dents. La famille n'a jamais été ma préoccupation majeure et ce n'est pas à 40 ans que je vais changer.

- Les choses ont bien changées depuis toutes ces années, mais ça me fait plaisir de te revoir !

Je lève mon verre à sa santé et bois un peu de ma bière avant de reposer mon verre sur le zinc.

- Et toi ? Qu'est-ce que tu deviens en dehors de ta paroisse ? Tu traine dans les bars le soir ?

C'est vrai qu'on a fait de sacrées conneries ici ou dans d'autres bars. Les derniers temps, tous les videurs connaissaient nos têtes et nous surveillaient dès qu'on arrivait devant le bar. Un sourire nostalgique apparait quelques instants sur mon visage avant que je ne boive une gorgée. Cette pauvre barre en fer a bien souffert avec nos conneries et je suis sur aussi que les marques y sont toujours.

- On était fichés de partout, on rigolait bien. Il faut croire qu'on vieillit.

En réfléchissant bien, mon style de vie a bien changé, je me suis sacrément calmé mais je pourrais difficilement faire autrement. Je me vois mal faire le con au risque de croiser un de mes élèves et de perdre soudainement toute crédibilité auprès de la bande de nases qui suit mes cours.

- Tu te souviens de la dernière bagarre ici ? On avait presque fini chez les flics. Heureusement qu'on s'était barrés en courant après avoir fait passer l'autre mec par dessus le comptoir.

Je me gratte le menton pour essayer de me souvenir du nom de ce guignol qui avait emmerdé ma copine de l'époque mais ma mémoire me fuit. J'ai toujours eu du mal avec les noms pourtant on le croisait souvent dans les bars.

- Il s'appelait comment ce con déjà ?

Marc, c'était peut-être bien ça même si je n'en mettrais pas ma mais au feu. En tout cas, ça reste de bon souvenirs pour nous. Pour Robert, je ne l'ai pas revu depuis des années et je n'ai plus de nouvelles. Il aurait quitté la ville que ça serait pareil. A l'évocation de ces souvenirs, je hoche la tête en buvant ma bière. J'ai l'impression de voir deux vétérans parler des souvenirs de bataillon mais c'est un peu ça après tout. Tout ça à le parfum des années d'insouciance de la jeunesse. Une jeunesse qu'on a abandonnée depuis des années même si je ne regrette rien.

- A l'époque, on passait pour des jeunes cons. Maintenant, on finirait devant le juge avec une plainte pour agression au cul.

J'imagine avec un sourire la tête de on père s'il apprenait que son fils de 40 ans recommence les mêmes conneries qu'à 20 ans. Je crois qu'il serait capable de s'étouffer avec son bourbon de 30 ans d'age. Je me penche vers Al pour lui parler à voix basse.

- Quoique, on pourrait plaider la folie passagère et la vieille mégère là-bas ferait une cible parfaite.

Je lui montre une bonne femme tirée à quatre épingles avec un chignon duquel ne dépasse pas le moindre cheveux. On dirait mon instit en primaire. Une vieille connasse qui m'a fait chier pendant plusieurs années. Je me redresse et reprend ma bière avant de me raviser.

- Dommage pour nous, mais on a passé l'âge de ces conneries.

Je m'étonne de voir mon vieux pote s'énerver pour si peu. Autant ça m'amusait de me servir des clients comme d'une cible quand je n'étais qu'un gosse, autant je trouve ça complètement con maintenant sans pour autant avoir envie de jouer les vieux cons. Je n'ai pas encore l'âge de passer ma journée à me balancer sur un rocking chair en grattant maladroitement les cordes de ma guitare à cause de l'arthrite.

- Calme toi, baisse le tempo ! J'ai une meilleure idée si tu veux qu'on se défoule que de se servir de la vieille comme d'une cible pour les fléchettes.

J'attrape ma bière et la termine d'une traite. Avec ce que je me prépare à faire, je doute que j'ai le loisir de la terminer ensuite. Heureusement que j'ai déjà payé ma consommation, je n'ai pas envie de laisser une ardoise si on se fait foutre dehors.

- Suis-moi !

Je descend d'un bond de mon tabouret de bar et fais signe à Al de me suivre. Je me dirige vers une table où se trouvent trois jeunes et un jolie blonde. L'un des trois est accroché à l'épaule de la gamine. Ils ne doivent pas avoir plus de 21 ou 22 ans, ça peut être marrant. Arrivé à la table, je salue les jeunes et m'adresse directement à celui qui cherche visiblement à trainer la blonde dans un lit.

- Salut.
Jeune - Salut.
- Mon pote n'est pas d'accord avec moi mais j'ai l'impression qu'on s'est déjà vus quelque part.

Je vais vite savoir s'ils sont à l'université ou pas. S'ils sont étudiants, il doivent certainement me connaitre puisque je suis le seul prof à porter un chapeau en permanence. Aucun ne me répond par l'affirmative, on va pouvoir s'amuser.

- Surtout toi.
Jeune - Laisse tomber, on s'connait pas.
- Si, j'oublie jamais un visage.

Je me tourne vers Al et pose une mine anti-personnel devant le gamin qui ne devrait pas tarder à sauter dessus vu la façon dont je vais mettre en doute sa virilité.

- J'te jure vieux ! De près je suis sur que c'était lui en couverture de Loverboy le mois dernier !
Jeune - Quoi ? J'suis pas gay !
- Il n'y a pas de honte à avoir...

Dans un accès de rage, le gosse renverse la table et se jette sur moi, déclenchant une bagarre qui alerte les deux videurs de la salle. J'esquive le premier coup et le lui rend avant qu'un de ses potes n'écrase mon chapeau en tentant de me briser une bouteille de bière sur le crâne. Je n'ai pas le temps de m'assurer qu'Al me suit mais j'espère qu'il le fait. Mon chapeau absorbe suffisamment l'impact pour que je puisse me retourner et envoyer une bonne droite au gamin qui la prend en pleine face.

La bagarre se calme lorsque deux videurs se ramène et que Al leur sert la main. Ils se cachent tellement bien dans leurs coins que j'avais oublié qu'ils pouvaient être dans les parages ces deux là. Il y a quelques années, ils distribuaient les coups avec nous et ça me donne une drôle d'impression de les voir arrêter tout ça. Lorsqu'Al me demande ce qu'on devrait faire pour que la direction nous tombe dessus, c'est Jacques qui lui répond.

Jacques - Quelque chose qui pourrait nous faire perdre notre boulot et qui pourrait vous emmener en prison.

Déconner comme lorsque nous avions 20 ans ne me dérange pas mais nous avons changé comme la période. Ce qui  me chagrine autant que ça me soulage. Je pense que je suis né à la bonne période. Aujourd'hui, on aurait fini derrière les barreaux avant d'aller faire un tour au tribunal et je ne suis pas franchement tenté par un séjour en prison ce soir.

Paul - Dale, t'es connu ici alors on va juste vous demander de sortir en douceur, on s'occupe de ces gamins.
- On peut pas boire un dernier verre ?
Paul - Pas ce soir. On a pour consigne de sortir tous les impliqués dans une bagarre. J'ai pas envie de perdre mon job.
- Ok, je comprends les gars, je veux pas vous faire virer.

Pour éviter d'aggraver le bordel que j'ai déclenché avec la bagarre, je remet mon chapeau en forme avant de me le remettre sur le crâne. Je salue les deux videurs et sort du Mean Eyed Cat avant de m'allumer une clope. Ma clope au bec, je décapote ma Corvette pour être prêt à partir dès que j'aurais fini ma clope.